J'étais confortablement installée dans mon canapé, regardant un reportage sur un type qui vivait dans le fin fond du Jura avec trois fois rien mais qui avait l'air plus heureux qu'un milliardaire, lorsque mon téléphone a sonné.
J'ai ressenti instinctivement que je ne devais pas décrocher. Était-ce à cause de ce documentaire passionnant sur ce type qui vivait sans téléphone ? Je me suis tout de même penchée pour apercevoir l'écran sur la table basse et là j'ai halluciné.
Mattéo.
Il me semblait avoir été suffisamment odieuse pour que plus jamais il ne m'appelle. Je l'avais largué le jour de son anniversaire dans son restaurant préféré. Je lui avais infligé une humiliation publique en me levant au moment où tous les serveurs entonnaient « Joyeux anniversaire ». À sa place, j'aurais déjà effacé mon numéro. Je me serais bloquée de tous les réseaux. Pourquoi appelait-il au juste ? Pour m'insulter ? Pour me reconquérir ? La curiosité me titillait, mais j'ai laissé la sonnerie s'éteindre. J'avais mis des semaines pour officialiser cette rupture, je n'allais pas prendre le risque de me laisser amadouer et de devoir tout recommencer.
J'ai focalisé mon attention sur la télévision où l'homme expliquait qu'il était moins stressé depuis qu'il n'avait plus de portable parce qu'il avait récupéré son temps. Son temps n'appartenait plus aux autres. Il pouvait profiter des petits plaisirs de la vie comme observer les lapins ou les traces que les lynx laissaient dans la neige.
Le téléphone s'est plaint à nouveau. J'ai été tentée d'assommer d'un coup de pied ce voleur de temps mais, allant à l'encontre de mon instinct, j'ai décroché. De toute façon, ma soirée était déjà gâchée et je n'avais pas de lynx ou de petits lapins à observer.
– Qu'est-ce que tu veux ?
– J'ai trouvé ce qui clochait chez toi, a-t-il déclaré d'un ton enthousiaste, comme s'il détenait une bonne nouvelle qu'il avait hâte de partager avec moi.
– Rien ne cloche. Je vais très bien. Merci.
– Tu es aromantique !
– Pardon ?
– Ce sont des personnes qui ne savent pas tomber amoureuses et qui ont du mal à concevoir la notion d'amour. Elles n'éprouvent de sentiments amoureux pour personne. C'est une orientation sexuelle extrêmement rare.
– Tu es parfaitement au courant de mon orientation sexuelle. Je ne suis pas aromatique.
– Aromantique, m'a-t-il corrigée avec une indulgence dans la voix qui m'a donné envie de me télétransporter au fin fond du Jura. On aurait dit que ce mot pardonnait toute l'horrible soirée de la veille.
– C'est une orientation sentimentale, si tu préfères. Mais je sais maintenant que tu n'apprécies pas trop ce mot, c'est pourquoi j'évite de l'utiliser. Pour ne pas te mettre mal à l'aise.
Qu'est-ce que j'avais envie de hurler ! Aucun garçon ne s'était avéré aussi difficile à quitter. Quoi que je fasse, il me trouvait des excuses.
– Tu es née comme ça, tu n'y peux rien, a-t-il enchaîné avec compassion. Et je suis prêt à l'accepter. On ne parlera plus jamais de sentiments.
– Écoute, je préfèrerais affronter un lynx en duel plutôt que me remettre avec toi.
Il y a eu un silence à l'autre bout de la ligne.
– Je comprends, tu as besoin d'un peu de temps pour encaisser la nouvelle.
– Je ne suis pas aromachin.
– Pourtant ça te ressemble trait pour trait. Et tu n'as pas à en avoir honte. C'est inné, tu n'as rien choisi.
– Si c'est inné, alors je ne le suis pas. Parce que je suis déjà tombée amoureuse.
– Tu es déjà tombée amoureuse ?
Sa voix a paru se fêler.
– Oui.
Le bunker a tremblé. Cet aveu me menaçait. J'en voulais à Mattéo de m'avoir poussée dans mes retranchements. Cette conversation ressemblait à un guet-apens.
– Donc c'est juste moi que tu n'aimes pas ? a-t-il demandé avec un accent de désespoir.
– Toi et les autres, ai-je répondu avant de raccrocher.
Il m'a semblé entendre la pluie tambouriner sur la fenêtre. Pourtant lorsque j'ai tourné la tête, il ne pleuvait pas.
Il fallait que je sorte. Même s'il était 22 heures passées. Je portais déjà un jogging. C'était parfait.
J'ai enfilé des baskets et je suis descendue en trombe.
– Où tu vas ? m'a interpellée Irlanda.
Elle était encore en bas en train de répéter une nouvelle chorégraphie. Deux petites tresses encadraient son visage et un bindi égayait son front tel un joyau. Un paréo indigo avec des sequins dorés recouvrait le haut de son legging.
– J'ai besoin de courir. Mattéo a appelé.
– Alors tu essayes de semer ta mauvaise conscience ?
– Non, j'essaye de profiter des petits plaisirs de la vie.
Elle m'a jeté un regard incrédule. Je lui ai fait comprendre que je n'avais pas envie de développer.
Pendant que mes jambes martelaient le bitume, je n'ai pu m'empêcher de ressasser ce que m'avait dit Mattéo. Est-ce que j'étais devenue incapable d'aimer ? Est-ce que je l'avais choisi ou est-ce que mon cœur avait disparu comme on ampute parfois un membre douloureux suite à un terrible accident ?
Je n'avais pas vécu de terrible accident.
Ce n'était qu'un petit choc.
J'ai chassé toutes ces pensées qui risquaient de m'emmener vers le passé. J'aurais tellement préféré qu'il n'appelle pas. L'ermite avait raison. Les autres vous font perdre un temps précieux.
Essoufflée, je me suis arrêtée devant un pré où un âne était encore éveillé. Je n'avais rien à lui offrir, alors je me suis contentée de lui sourire dans l'obscurité. Ça a eu l'air de lui suffire. Juste ma présence, pas de mots compliqués. Moi, en tout cas, ça m'a suffi.
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La théorie des cœurs bunkers - Sous contrat d'édition Hachette Romans
RomanceQuand la douleur est trop brutale, on s'invente un cœur de métal. Elsa ne croit plus en l'Amour. Pour elle, l'amour est une construction sociale, un mirage inventé par notre société. Elle enchaîne les ruptures avec brio, fuyant dès que le garçon com...