Chapitre 8

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Le lendemain, j'ai ouvert mon bottin des phrases impardonnables et j'ai noté :

J'ai trouvé ce qui cloche chez toi. Tu es aromantique.

Je possédais ce carnet depuis mes douze ans. J'y consignais toutes les phrases qu'on m'avait dites et que j'aurais préféré ne jamais entendre. Des phrases que j'estimais injustes, cruelles ou sans fondement. Certaines personnes lâchent des mots comme des cerfs-volants qu'on continue à suivre des yeux pendant des années alors que pour celui qui les a prononcés, ces mots ont déjà cessé d'exister.

Les premières pages étaient surtout remplies de moqueries de camarades de classe, du style « Tu es bizarre », « Ta mère est à côté de la plaque » ou « J'ai mangé un sandwich au thon ce midi. Désolé, c'était ton cousin ? » La remarque de Mattéo était loin d'être la pire. Elle était juste sans fondement. D'abord parce qu'être aromantique ne signifiait pas que quelque chose clochait, c'était juste un trait de personnalité. Ensuite, j'avais passé la nuit à parcourir des articles sur le sujet et j'étais maintenant certaine que ce qualificatif ne pouvait s'appliquer à moi, même si c'était un mot bien utile pour d'autres personnes.

Les personnes aromantiques ne comprenaient pas pourquoi les gens se mettaient dans tous leurs états lorsqu'ils étaient amoureux, bien souvent ils ne voyaient pas la nécessité d'être en couple et préféraient l'amitié. Toute la palette des émotions amoureuses comme avoir des papillons dans le ventre, le cœur qui bat la chamade, leur était étrangère. Ce n'était pas mon cas. Moi je comprenais les amoureux, même si j'estimais qu'ils se berçaient d'illusions, je savais parfaitement ce qu'ils ressentaient. C'était gravé dans ma mémoire. Comme le parfum de la tarte poire-amandes. Même si ça faisait longtemps que je n'y avais plus goûté, il y a des choses qui ne s'oublient pas.

Je suis revenue en arrière à la page du mois de juillet, deux années plus tôt, où j'avais noté les paroles du présentateur météo.

Un épisode pluvieux stationnaire est attendu. Les précipitations pourraient dépasser cent millimètres dans certaines régions.

Celle-là aussi faisait partie des phrases que j'aurais préféré ne jamais entendre. Néanmoins, si j'avais été objective, je n'aurais pas dû la noter. Car cette phrase était juste, fondée et le présentateur ne l'avait pas prononcée dans l'intention de me nuire. En soi, il n'y avait aucune cruauté dans ces mots. C'était un avertissement bienveillant. Un avertissement que trop peu de gens avaient pris au sérieux, y compris les autorités.

Je l'avais notée parce que, même si elle énonçait une vérité, c'était une vérité impardonnable que je ne pouvais accepter. La phrase n'était peut-être pas cruelle, mais les conséquences l'avaient été.

Sur la page d'en face, quatre mots couvraient la feuille tel un nimbo-stratus de mauvais temps.

C'est quoi, des sentiments ?

J'avais recopié cette phrase autant de nuit qu'elle m'avait hantée – autant dire qu'elle occupait à elle seule la moitié de mon bottin – jusqu'à ce qu'une autre phrase impardonnable prenne le relais.

L'acteur Ryan Trevor a décidé de mettre un terme à sa carrière, entrainant la fin précipitée de la série Little Ryot. Il n'y aura pas de saison trois.

La preuve que mes priorités avaient bien changé.

À midi, j'ai rejoint le comité d'organisation des fêtes étudiantes. Marine m'a accueillie à bras ouverts avant de me présenter à Louisa et Bryan. J'ai dévisagé une fille en robe longue avec de longs cheveux couleur henné cuivré qui évidait une citrouille. J'avais dû mal entendre. Mon cerveau a orthographié mentalement Bryhanne.

La théorie des cœurs bunkers - Sous contrat d'édition Hachette RomansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant