Chapitre 16

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Les parents d'Irlanda étaient censés rentrer le dimanche soir. Le lundi matin, les résultats de la compétition de danse étaient affichés sur internet et ils ne figuraient pas dans le classement. Ma mère a accompagné Irlanda au commissariat pour déclarer leur disparition. Deux jours plus tard, Irlanda a reçu un coup de fil lui expliquant que, d'après divers témoignages, ses parents ne se seraient jamais présentés à Château-Neuf, l'endroit où avait lieu la compétition. L'hypothèse la plus probable était qu'ils auraient rebroussé chemin, après avoir entendu les informations inquiétantes à la radio, afin de retourner auprès de leur fille. Néanmoins on n'avait retrouvé ni leur voiture ni leur corps. Il subsistait donc un infime espoir. Cet espoir s'est révélé être un véritable crève-cœur pour Irlanda. Pendant des semaines, elle savait sans vraiment savoir qu'ils ne reviendraient pas.

Ma mère a accepté qu'elle emménage chez nous afin de ne pas bouleverser ses habitudes. Cet été fut étrange, amer et silencieux. Je n'ai jamais raconté à Irlanda les détails de ma rupture avec Tristan. J'avais perdu mon amoureux ; elle avait perdu ses parents. Ma souffrance n'était rien comparée à la sienne. C'est pourquoi je me suis contentée de dire « On a rompu » sans préciser que quelque chose en moi s'était rompu.

À la fin de l'été, lorsque le niveau du fleuve a baissé brutalement suite à une longue période de sécheresse, on a retrouvé la voiture des parents d'Irlanda, à quinze kilomètres de chez moi. Et lorsque les berges ont été nettoyées, leurs corps ont été découverts sous des décombres.

Si les larmes d'Irlanda étaient tombées du ciel, tout le pays aurait à nouveau été inondé.

Irlanda est restée vivre chez nous jusqu'à sa majorité. Après avoir longtemps tergiversé sur le fait de vendre l'immeuble dont elle avait hérité, elle a décidé de s'y installer et d'y enseigner la danse orientale, une discipline qu'elle pratiquait depuis ses six ans. Elle a suivi une formation pour se perfectionner dans différents styles, allant de la danse traditionnelle égyptienne au bellywood, inspiré par les mouvements chorégraphiés qu'on voit dans les films bollywoodiens. Elle a repris le flambeau. Parce que c'est ce que ses parents auraient probablement voulu. Parce que c'était ce que toute la ville semblait attendre d'elle. J'étais la seule à juger que c'était une très mauvaise idée. Qu'elle ne pourrait jamais aller de l'avant en pratiquant chaque jour une discipline que ses parents lui avaient apprise et qui serait toujours inextricablement liée à eux.

C'est pourquoi lorsqu'elle a mis la pièce à l'étage en location, j'ai proposé de m'y installer. Un peu pour prendre mon indépendance, mais surtout parce que je croyais qu'Irlanda aurait besoin de moi pour tenir le coup. J'ai rapidement pris conscience qu'il existe deux catégories d'êtres humains dans la vie : ceux qui s'effondrent après une épreuve et ceux qui en ressortent plus forts. Irlanda faisait partie de la seconde catégorie. Deux ans après le drame, elle semblait avoir trouvé son équilibre.

Mon studio était une ancienne salle de danse où la mère d'Irlanda donnait autrefois des cours particuliers, notamment aux futurs mariés. Lorsqu'Irlanda l'avait mise en location, elle s'était attendue à la louer à une prof de pilates ou de yoga. Hormis un évier, rien n'était aménagé pour y vivre. J'ai assuré à Irlanda que cela ne me posait aucun problème. On a installé une petite cuisinière et un micro-ondes près de l'évier pour créer un coin cuisine, ainsi qu'un divan-lit pour me servir de chambre-salon. Quant aux toilettes, j'avais le choix entre celles d'Irlanda et celles qui se situaient au rez-de-chaussée. Ce n'était pas la panacée, mais je savourais mon petit écrin de liberté. Ma mère a eu du mal à encaisser ce double départ. Elle s'était habituée à notre présence à toutes les deux. J'étais consciente du vide que nous avions dû laisser, mais je savais aussi que si j'étais restée, je me serais enlisée dans les effluves d'un chagrin qui n'était pas le mien.


La théorie des cœurs bunkers - Sous contrat d'édition Hachette RomansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant