Chapitre 12

2.2K 277 16
                                    

Selon Nietzsche, l'homme cherche toujours à remonter le temps et c'est ce qui le rend malheureux. Cette volonté de contrôler le passé alors qu'il est par essence inchangeable. Personnellement j'avais hâte que le temps glisse vers l'avant, qu'il m'arrive quelque chose de neuf. Les semaines passaient comme des petits soldats qui marchent au pas. Identiques. Comme toutes les années, ma mère prétendait souffrir de dépression saisonnière. Je multipliais mes visites, ayant très bien compris que ma présence faisait office de rayonnement solaire. Irlanda n'avait plus beaucoup de temps à me consacrer depuis qu'elle avait commencé une formation en tribal fusion. Les réunions avec le comité étaient ma seule distraction. Avec Marine, Louisa et d'autres filles, nous étions allées nous balader en forêt ramasser des pommes de pin et des glands pour la décoration du Samain. Nous avions passé un temps fou à tergiverser pour élaborer le menu du buffet. Je m'étais vite rendu compte que Marine prenait son rôle un peu trop au sérieux tandis que les autres abordaient cette fête avec insouciance.

– Est-ce que ça t'est déjà arrivé de sortir avec quelqu'un, de le trouver parfait et malgré tout de le quitter ? ai-je demandé à Bryan.

Nous étions accroupis sur un grand drap blanc en train de dessiner une roue illustrant le calendrier celtique.

– Sincèrement non. J'ai déjà du mal à trouver quelqu'un qui accepte de sortir avec moi.

– Pourquoi ?

– Mes relations durent rarement plus de trois jours. Le premier jour, ils m'embrassent parce qu'ils ont bu. Le second jour, ils commencent à se poser des questions. Et le troisième jour, ils décident qu'ils ne sont pas prêts à assumer une relation avec quelqu'un comme moi.

– Tu ne sors qu'avec des garçons ?

– Non. Ils ou elles, c'est pareil.

J'ai enjambé sa main, comme si nous jouions une partie de Twister.

– Tu ne trouves pas que cette roue est parfaite ? ai-je dit en achevant mon cercle.

– C'est probablement parce que tu as l'art de tourner autour du pot.

Je lui ai donné un coup de coude.

– Eh attention ! Tu viens de défigurer le symbole d'Imbolc, a-t-il riposté.

– Je crois que personne ne le remarquera.

– Marine le remarquera. Alors en quoi était-il parfait, ce mec ?

– Eh bien, je n'avais rien à lui reprocher. Il cochait toutes les cases.

– Mais est-ce que ça suffit ? Parfois la case la plus importante à cocher, c'est celle dont on ne soupçonne même pas l'existence. Est-ce que ce mec était parfait selon tes critères ou ceux des autres ? Par exemple, pour beaucoup de gens, ce serait parfait si je pouvais arrêter de me maquiller et ressembler davantage à un garçon. Mais pour moi, ce ne serait pas parfait. Tu vois ce que je veux dire ?

– Je crois, ai-je répondu en m'allongeant à côté de lui.

Les Celtes n'avaient pas laissé de calendrier. Nous avions construit notre roue selon leurs croyances en nous inspirant de différentes images trouvées sur internet. Au centre de la roue se trouvait une étoile à huit branches qui décomposait l'année en huit fêtes sacrées réparties sur deux saisons : la saison claire, marquée par la fête de Beltane, et la saison sombre célébrée par le Samain. L'année commençait par la saison sombre, comme si l'obscurité était le point de départ. D'ailleurs, les Celtes mesuraient le temps par le nombre de nuits plutôt que par le nombre de jours. Pour eux, les ténèbres précédaient la lumière. On ne pouvait apprécier ce qu'on avait gagné sans prendre conscience de ce qu'on avait perdu.

J'ai pioché un feutre pour décorer la partie dédiée à Lughnasadh qui se situait au mois le plus chaud de l'été. J'ai dessiné un soleil et un bonhomme cueillant un fruit arrivé à maturité. J'ai noté : quiétude, épanouissement, prospérité. Mais j'avais l'impression qu'il manquait quelque chose. J'ai consulté les feuilles que j'avais imprimées.

À la fin de l'été, on célèbre les récoltes, mais on pense aussi à la graine qui ne poussera pas, au rêve qui ne se réalisera pas.

J'ai mordillé mon feutre en me demandant comment on pouvait symboliser « ce qui ne poussera pas », ce qui est gâché en quelque sorte. J'ai posé la question à Bryan.

– Tu dessines un fruit pourri au pied de l'arbre. Ou un trou dans la chaussure du bonhomme. Mais ce ne sera pas très joli. À ta place, je laisserais comme ça. De toute façon, ce qui est perdu, ça ne se voit pas.

Il a calé une mèche de cheveux derrière son oreille pour peaufiner son dessin qui représentait un couple d'amoureux sautant au-dessus d'un feu. Aujourd'hui, ses cheveux étaient mi-longs et marron glacé. Il portait un sweat tye and die et un pantalon à poches, plutôt une tenue de garçon. Je l'ai regardé et je me suis dit : Les gens changent... Parfois le changement est flagrant, mais parfois il est imperceptible à l'œil nu. Tant de métamorphoses s'opèrent en secret. À l'abri des regards. À l'abri des mots. Des transformations si profondes qu'il vous semble que celle que vous étiez avant était une imposture. Ou peut-être est-ce l'inverse ?

– Tiens écoute ça ! a lancé Bryan qui s'était emparé de mes notes. Certains dieux n'avaient pas de genre clairement établi et étaient représentés avec une part masculine et une part féminine. C'est bien dommage qu'on ait oublié ça !

J'ai reporté mon regard sur mon dessin et j'ai dessiné une minuscule goutte de pluie entre deux rayons de soleil. Je savais que personne ne la remarquerait à part moi. Mais comme avait dit Bryan, ce qui est perdu, bien souvent ça ne se voit pas.


La théorie des cœurs bunkers - Sous contrat d'édition Hachette RomansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant