Chapitre 31

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– Tu n'as pas remarqué que quelque chose a changé ?

J'ai regardé l'étang et les arbres qui étaient toujours au même endroit. Le regard de Laslo a dérivé vers le panneau, attirant mon attention. J'ai lu : Rosa a donné naissance à Elsa le 2 juillet. Je lui ai jeté un regard incrédule :

– C'est toi qui as proposé mon prénom ?

– Oui et on dirait bien qu'il a eu un franc succès, a-t-il répondu avec un sourire amusé.

– Je ne comprends pas pourquoi ils ont choisi ce prénom, me suis-je renfrognée en regardant le bébé hippo qui se roulait dans la boue. Il n'a rien d'original.

– Mais il va bien avec Rosa. Il faut penser au type qui fait les visites guidées, ça sonne beaucoup mieux de dire « Voici Rosa et son bébé Elsa ! » que « Voici Rosa et Bildabong ! » Bon, c'est peut-être aussi parce que j'avais mis sur le papier : « Prenez ce prénom sinon ma copine va me tuer. »

J'ai esquissé un demi-sourire.

– Il y a un problème ? On dirait que ça ne te fait pas plaisir. Tu es vexée que j'aie donné ton nom à un hippopotame ?

– Non, ça me fait plaisir. C'est juste que j'aurais préféré gagner.

Il a sorti un ticket de sa poche.

– Tu as gagné. Voilà l'accès illimité au parc. Il est pour toi.

J'ai secoué la tête.

– Tu devrais peut-être le garder pour y aller avec quelqu'un d'autre.

Son visage s'est décomposé.

– Qu'est-ce ce que ça veut dire ?

– Je ne sais plus où j'en suis.

– C'est à cause du bébé hippo ?

– Pas vraiment.

Le fait qu'il se soit démené pour que ce bébé hippo porte mon prénom n'était qu'une énième preuve de son attachement.

– Je crois qu'on devrait faire une pause.

Je n'avais jamais proposé à un garçon de faire une pause, mais c'est ce qui me paraissait le plus approprié, étant donné que j'étais complètement perdue. J'avais besoin de prendre du recul pour réfléchir à tout ça. Le regard de Laslo a pris une nuance orageuse.

– Non, m'a-t-il opposé.

– Comment ça « non » ?

– Dans mon monde à moi, les pauses, ça s'applique aux programmes télé, pas aux humains. Tu ne peux pas mettre une relation sur pause, puis espérer reprendre exactement là où tu l'avais laissée. Soit on est ensemble, soit on ne l'est pas. Je veux bien te laisser quelques jours pour réfléchir, mais si dans une semaine je n'ai plus de tes nouvelles, j'estimerai qu'on n'est plus ensemble.

Pourquoi est-ce que j'avais l'impression que la situation venait de s'inverser et que c'était lui qui était à deux doigts de partir ? M'aimait-il vraiment pour ne même pas me supplier de rester avec lui ? Son regard était si froid que ça m'a déboussolée.

Il m'a fourré le ticket dans les mains.

– Prends-le quand même. Tu pourras toujours y venir avec quelqu'un d'autre, a-t-il lâché d'un ton sarcastique avant de tourner les talons.

– Tu ne me dis pas « au revoir » ? l'ai-je interpellé.

– Au revoir, a-t-il articulé d'un ton glacial en se retournant, agitant sa main comme s'il chassait une mouche.

– Je n'ai pas droit à mon au revoir personnalisé ?

Après tout, il ne savait pas que j'avais découvert la signification de ce geste. J'ai guetté sa réaction avec impatience et nervosité. J'attendais qu'il passe aux aveux.

– Pas aujourd'hui, a-t-il tranché.

Et il est parti.

J'ai regardé Elsa et Rosa qui paraissaient tranquillement dans une flaque de boue, puis les autruches aux plumes ébouriffées dans l'enclos d'en face. Je me suis dit que c'était peut-être la dernière image qu'il retiendrait de moi. Une fille plantée entre une autruche et un hippopotame, vêtue d'un short kaki et d'un débardeur blanc. Je n'ai pas réussi à me sentir satisfaite, même si je savais que ce serait au-delà de mes forces de « corriger nos adieux ». Parce que le regard qu'il venait de me lancer, je ne pourrais pas supporter de le subir une seconde fois. J'avais l'impression que je me souviendrais davantage de ce moment que lui. Comme si ma mémoire était de la terre glaise et qu'il venait d'y imprimer son poing. J'avais le souvenir des arabesques maoriennes qui ornait le dos de son tee-shirt tandis qu'il s'éloignait comme si je n'étais rien. De ses lèvres hostiles que j'avais néanmoins toujours envie d'embrasser. J'avais l'impression d'avoir été le témoin de quelque chose qui m'avait échappé. Non pas le témoin insensible qui assiste à la scène bien à l'abri dans son bunker. Mais plutôt la personne qui regarde celle qui est assise à l'intérieur du bunker en se demandant pourquoi elle ne réagit pas.

La théorie des cœurs bunkers - Sous contrat d'édition Hachette RomansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant