10. Le vase ébréché

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Arnaud entra dans l'appartement. Resté à l'extérieur, Jérémy mit fin à la conversation téléphonique puis s'essuya les pieds sur le paillasson.

Il pénétra à son tour dans l'entrée et laissa s'échapper un cri.

***

chapitre 10

Le vase ébréché

***

Le lendemain- Mardi 14 juin 2022

5h00 du matin. Une sourde angoisse réveilla subitement Jérémy. Un sentiment de malaise qu'il ne parvint pas à identifier... Il ouvrit un œil et un plafond en lambris foncé hideux lui sauta aux yeux, chassant un moment ses pensées. Pourquoi dormait-il dans cette pièce déjà ? Ah oui, c'était ça ou la moquette orange et poussiéreuse qui ornait les murs dans la chambre...

...là où dormait Arnaud. La folle soirée d'hier lui revint alors en mémoire.

Il se souvint d'abord du bond qu'il avait fait en franchissant le seuil de l'appartement, hier soir en rentrant du resto.

Levant la tête, il s'en était alors donné à coeur-joie :

-Mais c'est immonde Arnaud ! C'est l'appart de ton arrière-grand-mère ?... Ah, la vache!... Vu l'odeur, elle doit encore être sur place, et en pièces détachées, si tu veux mon avis !

- T'es con. C'est très sympa, moi je trouve, avait répondu Arnaud en riant. Je sais pas, y'a un côté chaleureux...

- Un côté chaleureux !? Mais enfin regarde ces coussins poilus DEGUEULASSES ! On dirait un chihuahua qui s'est pris une flaque de boue et qui s'est fait buter derrière ! Putain Arnaud, s'il y a une tête de sanglier empaillée dans le salon, je me casse !

- Une tête de sanglier empaillée, t'es fou!... Un blaireau oui, pas un sanglier !

- Arnaud, sans déconner...! avait dit Jérémy en circulant de pièce en pièce.

- Quoi, alors monsieur croit que c'est facile pour une arrière-grand-mère de refaire la tapisserie tous les quatre matins ? Tu as déjà essayé de faire tenir un déambulateur sur un escabeau ? Non et puis elles sont très belles, ces fleurs oranges ! À moins qu'elle ait un escabeau-déambulateur.... un déambul-abeau en fait...et puis ces jolis cadres !... Ou alors, elle a un déambulateur escamotable... "

Jérémy sourit en repensant à ce début de soirée prometteur : et encore, à ce moment-là, Arnaud n'en était qu'aux prémices de sa folie.

-

5h12 ; le sommeil ne revenait pas pour Jérémy. Arnaud dormait encore. Pas étonnant, se dit-il en avisant un curieux objet, juste derrière un tube de colle vide. Un vase informe. Au premier abord, on eût dit qu'il était constitué de mosaïque de verre pilé, mais en y regardant de plus près, on voyait le jour passer à travers ce vase : les morceaux étaient collés entre eux et la colle encore fraîche dégoulinait entre les interstices. Jérémy sourit et tâcha de ne pas frôler la table basse sur laquelle il tenait encore debout par je ne sais quel miracle. Quelle drôle de soirée hier...

Arnaud étant toujours aux abonnés absents, Jérémy en profita pour aller courir une petite heure, prit sa douche puis revint déjeuner, toujours seul. Il mangea quelques fruits et prit son café sur la petite terrasse, pour éviter de se retrouver nez-à-nez avec l'ange en faux marbre posé sur l'armoire de la cuisine. Pourquoi était-il si mal-à-l'aise ce matin ?

7h - S'il pouvait être rentré en début d'après-midi, il faudrait ne pas tarder à partir. Il fit ses bagages, régla son GPS, passa un coup de fil à sa compagne, puis attendit encore quelques minutes. Arnaud n'apparaissant toujours pas, il déposa deux billets de 20 euros pour la participation à la location et griffonna un mot pour lui.

" Je t'aurais bien apporté un bol de café au lit mais j'ai aucune envie de tomber sur ta grand-mère décédée en ouvrant le placard du petit déj. Je quitte cet endroit avant que je ne décède moi aussi.Merci pour ces deux jours, ce fut un plaisir de te supporter. Je réfléchis à ton truc débile de Thomas Pesquet.

Bonne journée et merde pour ce soir

JTTF,

Jérémy"

Il referma doucement la porte, longea les rues bordelaises pour regagner le parking souterrain où l'attendait son Alfa Roméo. Il régla le parking en concentrant son attention sur le Mozart diffusé dans les hauts-parleurs pour ne pas penser aux traces de doigts sur la caisse automatique. Arrivé à la voiture, il attacha sa ceinture, jeta ses affaires sur le siège passager et quitta Bordeaux.

A présent, seul dans sa "coccinelle" comme dirait Arnaud, il enchaînait les kilomètres direction son Havre de paix à quelques minutes de Paris. IL y serait avant treize heures s'il ne faisait pas trop de pauses. Il se surprit encore à fredonner la mélodie de ses rêves : il lui tardait de la rejouer au piano pour l'ancrer dans sa mémoire, et aussi par challenge. Jérémy n'avait pas fait de solfège mais il est sûr, il n'aura qu'à jouer plusieurs fois pour s'en souvenir. Voyons... il y avait les arpèges au piano, puis le rythme à la batterie, puis la mélodie murmurée. Ses doigts étaient impatients d'essayer. Il les tapota machinalement sur le bord du volant.

Il occupa les cent premiers kilomètres à programmer mentalement ses prochains jours : il avait rendez vous avec son coach sportif en soirée, avec Bernard Réverbère, un écrivain-conférencier qui voulait travailler avec lui, et avec son équipe pour parler du budget de son entreprise. Ah, et il fallait qu'il poste absolument quelque chose sur les réseaux sociaux. Il souffla à cette contrainte qu'il avait pourtant lui-même édictée. "Ne pas laisser quarante-huit heures sans nouvelles sur les réseaux en période de promo", c'était la ligne fixée aux artistes que sa société produisait. Tous les artistes s'y étaient soumis, dont lui-même.

Et Arnaud.

Ah, cette soirée.


Le Vol de la CoccinelleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant