12. Croquer la pomme

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"-Arnaud, désolé de te lâcher sur ce coup-là, mais je tombe de sommeil. Je t'ai laissé la balayette et la pelle, au cas où tu changes d'avis. J'ai bien trouvé un aspirateur mais le sac a l'air plein... Alors bon, tu comprends, j'ai pas voulu mélanger les restes de ta grand-mère avec le vase chinois. Bonne nuit Arnaud. Tu peux laisser la lumière allumée, ça ne me dérange pas."

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chapitre 12 

Croquer la pomme 

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Mardi 14 juin 2022, 22h, Théâtre Fémina, Bordeaux

Une main haut perchée, comme pour attraper les projecteurs, faisait face à neuf cent soixante-dix paires de mains qui se rencontraient en rythme. Arnaud, heureux, épuisé, saluait une dernière fois son public conquis avant de quitter la scène. Tout sourire, il attrapa sa bouteille et regagna sa loge, saluant de tête les régisseurs. Des dates comme celles-ci lui redonnaient le moral. Les rires des gens, la meilleure des thérapies contre la déception.

S'il ne vivait pas en permanence avec ce sentiment profond de frustration, il serait le plus heureux des hommes.

Il posta une photo de son spectacle sur les réseaux sociaux, remerciant les bordelais pour leur accueil, puis il s'installa pour la séance de dédicaces.

Deux heures plus tard, il regagnait la location du centre ville de Bordeaux. Comme il s'y était attendu, le charmant appartement, haut en couleur, avait eu son petit succès hier auprès de Jérémy. Il avait eu le nez creux en optant pour cet appart'hôtel, aux photos aussi hideuses que prometteuses. Rien de tel pour débrider la créativité.

Dans le salon, il constata que le vase en porcelaine n'avait hélas pas survécu à sa piètre tentative de réanimation d'hier soir, à base de colle forte et de patience. Il fut profondément abattu par cette macabre découverte, bien plus qu'il n'aurait dû. Pourquoi diable y attachait-il autant d'importance ?

Il avisa la pelle et la balayette, appuyées contre le pied de la table basse, et, il ne sut pourquoi, son coeur s'emballa davantage encore.

Pourquoi ne pas passer l'aspirateur, plutôt ? Si Jérémy était encore là, il lui aurait répondu d'un ton las, en haussant les épaules : "Tout simplement parce que les cendres de ta grand-mère sont encore dedans, Arnaud!". Il rit à cette réplique imaginée.

A la pensée de son ami, parti sans un mot – ou plutôt si, quelques phrases griffonnées sûrement à son départ ce matin– son sentiment de frustration et d'inachevé lui scia les entrailles. Jérémy ne lui a pas laissé le temps...

Pourquoi Arnaud ne lui a-t-il pas donné la clef usb où il expliquait tout, plutôt ? Jérémy ne peut pas comprendre. Pas avec une simple phrase. . 

Le contenu de la clef USB valait tous les beaux discours. Mais en aurait-il eu le courage ?

Car, oui, il était bien sur le point de la lui donner, hier, à la terrasse du café, sous l'olivier. Cela aurait été beaucoup plus simple. D'ailleurs son ami avait été perpicace et s'était bien douté qu'il y a quelque chose dans son blouson, et Arnaud était certain qu'il n'avait pas cru longtemps à cette histoire de coccinelle...

Au lieu de cela, tout était gâché. Il en voulut à Jérémy pour ses réactions d'hier. Mais comment lui en vouloir ? Tout est de sa faute. Il n'a pas été à la hauteur. C'est à lui de susciter l'envie d'en savoir plus. Et comment en vouloir à quelqu'un d'aussi drôle et brillant, à quelqu'un d'aussi... imprévisible. Il repensa à Jérémy le scrutant alors qu'il était couvert de sable en bas de la dune.

Ses pensées vagabondaient, le coeur aussi en miettes que le vase qu'il avait sous les yeux. Une chose est sûre : c'est terminé, il chercherait plus jamais à s'ouvrir à Jérémy. Terminé. Tout ça n'avait jamais existé, un rêve tombé en morceaux, une grosse erreur, comme ce vase désormais au fond de la poubelle ... Il supprima un fichier de son téléphone et se promit de faire la même chose avec le contenu de la clef USB.

22h, Chez Jérémy

Jérémy referma le garage avec la télécommande et attrapa son sac de sport dans la voiture. Cela faisait 3 jours qu'il n'avait pratiqué aucun sport de combat, il était temps. Il était content de ses trois heures d'entraînement de ce soir, chez son entraîneur et ami Vincent . Il avait progressé sur sa détente et avait mis à terre des adversaires plus lourds que la dernière fois.

Il n'avait pas perdu de temps : arrivé chez lui tout à l'heure en début d'après midi, il avait repris son rythme soutenu comme il aimait. A peine avait-il retrouvé Andy et joué avec ses chiens qu'il était reparti à son bureau, puis vers 19h son coach sportif l'attendait avec d'autres karatékas dans la ville voisine. En somme, il se sentait enfin vraiment fatigué, présage d'une bonne nuit.

Portière ouverte, encore assis sur le siège conducteur, il débrancha son téléphone portable du tableau de bord et en profita pour regarder les réseaux sociaux. Arnaud était content de son spectacle à Bordeaux. Jérémy partagea machinalement sa publication pour le mettre en avant, un réflexe qu'il avait avec toutes les personnes que sa société produisait. Que pouvait-il poster, à son tour ? Il regretta de ne pas avoir pris des photos de ces deux jours avec Arnaud. Faute de mieux, il se prit en selfie au volant de son Alfa Roméo en écrivant :

" De retour de six heures de route après deux jours en compagnie de #Arnaud. Enfin tranquille".

C'est tout ce qu'il avait sous la main.

En pénétrant dans le salon, il trouva Andy en train de croquer dans une pomme, un article à main qu'elle surlignait. Il lui fit un baiser sur la tempe puis, n'y tenant plus, se dirigea vers le piano, qu'il ouvrit avec précaution. Il était temps qu'il retranscrive la mélodie qui le hantait. Ses mains vinrent naturellement se placer les touches et il joua quelques arpèges de la main droite... La Do Sol Si Sol Do La... Le silence se fit, Andy s'était arrêté de croquer dans la pomme.... Ré Fa La Do La Fa Ré... clic, le stabilo fut encapuchonné... Sol si ré fa ré Si Sol... un bruit de pas feutrés... Ré Fa# La Do La Fa# Ré... un parfum familier à ses côtés... Mi Sol# La Mi La Sol# Mi... Andy se collait derrière lui... Mi Sol Si Ré Si Sol Mi... Elle approcha sa bouche de son cou... Fa La mib Fa mib La Fa...

- C'est magnifique, lui susurra-t-elle, d'une voix pleine de désir...

Quelques secondes après, le piano fut refermé brusquement par deux paires de mains fébriles et Jérémy avait mieux à faire que de retrouver la suite de la mélodie.   

Le Vol de la CoccinelleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant