2 - Celui auquel on compare tous les autres

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En juin 1969, les parents de Michèle décidèrent d'organiser une fête de voisinage où la famille Dupont fut bien évidemment conviée. Il faisait un temps magnifique et le repas avait été prévu en extérieur. Alors que tout le monde prenait l'apéritif dans le jardin, les deux amies s'étaient éclipsées dans la chambre de Michèle pour écouter de la musique.

- Camille, tu veux encore écouter les Beatles je suppose ?

Bien sûr qu'elle le voulait. Son amour pour les Fab Four ne s'était jamais démenti.

- Je viens d'acheter Yellow Submarine.

- On peut mettre Rubber Soul ? proposa aussitôt Camille.

Cet album était son préféré, plus particulièrement à cause d'une chanson.

Lorsque Michèle la gardait, elle lui avait appris l'anglais pour qu'elle puisse comprendre les paroles des chansons qu'elle aimait écouter. La jeune demoiselle Dupont n'avait eu aucune difficulté à maîtriser la langue de Shakespeare. Sa motivation pour savoir ce que John et Paul chantaient était très forte. Un jour, elle avait posé la question à son mentor concernant la signification du titre de l'album Rubber Soul, qu'elle avait traduit elle-même par « âme en caoutchouc ». Michèle lui avait répondu que c'était juste un jeu de mots stupide avec « rubber sole » qui voulait dire « semelle en caoutchouc ». Camille n'avait pas été convaincue par cette explication et s'était dit qu'elle percerait un jour le mystère derrière ce titre.

- Encore ? Bon, comme tu veux mademoiselle. La face A ou B ? Je parierai pour la A.

- La A.

Cette face se terminait par la chanson Michelle. Cette chanson qu'elle voyait comme une déclaration pour celle qui s'insinuait dans les méandres de son esprit durant ses nuits les plus agitées.

Toutes les deux étaient assises par terre. McCartney et Lennon avaient à peine entonné les premiers mots de Drive my car que Michèle surprit Camille avec une question.

- Tu as déjà embrassé un garçon ?

La réponse était non, irrémédiablement non, et Camille en connaissait les raisons. Tout d'abord, elle n'en rencontrait jamais, à part sur les bancs de l'église le dimanche. Sa vie était concentrée sur sa famille, son école pour filles et ses tâches quotidiennes. Elle restait radicalement imperméable aux autres, ne montrant aucune sensibilité pour son prochain à part celle qui était en face d'elle en ce moment, alors pour un garçon ce n'était même pas envisageable. Sa seule lueur d'espoir de normalité en ce qui concerne ses relations humaines basiques était Michèle et là encore c'était compliqué. Elle devait contraindre les émotions qui l'envahissaient quand elle était en sa présence, les combattre pour ne pas être submergée par une folle envie de se jeter au cou de son amie. Elle ne pouvait se permettre de perdre cette amitié si précieuse. Elle rejetait ses sentiments en arrière-plan pour afficher une mine neutre quand elles étaient ensemble, mais à l'intérieur Camille irradiait de bonheur à chaque seconde qu'elle partageait avec Michèle.

Elle avait entendu parler du concept de lesbianisme. Dans sa paroisse, il était associé de manière injurieuse aux termes de pédéraste et d'homosexuel. Une route toute tracée pour l'Enfer. On lui avait expliqué que seul un esprit perverti par le Diable pouvait s'engager dans cette voie. Ce qui dérangeait ou sortait du carcan imposé par l'église faisait peur et était par conséquent dangereux. Elle ne voyait pas quel danger il pouvait y avoir à aimer. Les hommes craignaient de perdre la face. Des femmes entre elles, cela remettait en cause leur hégémonie sur ce qu'ils considéraient être le sexe faible. Mais Dieu ne prônait-il pas l'amour ? L'amour peut avoir diverses formes. Camille ne pensait pas à Michèle sexuellement, elle avait juste envie de se blottir dans ses bras, mais aussi d'embrasser ses yeux, ses joues, ses lèvres. Cette dernière pensée la fit rougir, ce qui fut interprété différemment par son interlocutrice.

Au-delà de l'aubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant