25 - Le passé s'écrit

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Quand elle finissait tôt sa journée de travail au magasin, il arrivait à Camille de faire un détour par la librairie qui se trouvait à quelques rues de chez elle. Elle avait consacré tout son temps à la musique, mais aimait toujours être entrainée dans des univers oniriques créés par des auteurs débordant d'imagination. En lisant des romans, elle s'évadait de son quotidien. Plus qu'un besoin, c'était une nécessité. Sortie de sa mère, son frère et Jean-Luc, elle n'avait pas d'amis. Ceux qu'elle avait connus dans son enfance avaient pour la plupart quitté la ville ou se souvenaient à peine d'elle. Elle avait disparu pendant huit années, cela avait suffi à l'effacer. Parfois, elle s'amusait avec certains clients ou avec les membres des groupes qu'elle fréquentait, mais elle ne s'impliquait pas suffisamment pour que de simples connaissances deviennent de véritables confidents. Elle aimait garder une certaine distance.

De même, elle ne laissait pas les garçons lui faire la cour. Elle y mettait un terme dès qu'elle voyait qu'un prétendant tentait sa chance. Chat échaudé craint l'eau froide. Sa vie sentimentale avait été plus que chaotique. Son premier émoi avait été avec une personne de son sexe, son premier amour l'avait trompée avec son premier émoi, et enfin une personne qu'elle considérait comme un ami, et qui était secrètement amoureux d'elle l'avait probablement abandonnée en sang devant un hôpital. Elle avait de quoi y réfléchir à deux fois avant de remettre sa tête dans la gueule d'un jeune lion. Elle vivait très bien son célibat et avait découvert, un peu trop tardivement d'ailleurs, les joies de l'onanisme. « On n'était jamais aussi bien servi que par soi-même » était devenu sa nouvelle philosophie et son olisbos était son unique amant. Les hommes se feraient plus humbles s'il connaissait la puissance d'un orgasme féminin comparé à leur pitoyable éjaculation. Être seule était un choix totalement assumé et pourtant elle avait aimé être aimée.

Pour pallier sa solitude, pour qu'elle ne devienne pas un vide insoutenable, elle trouvait du réconfort dans les livres. Jean Valjean, Emma Bovary et Edmond Dantès étaient ses compagnons de misère. Elle trouvait dans les classiques une âme qui n'existait pas dans la littérature moderne. Elle avait développé une passion pour Hugo et Balzac, mais ce jour là d'avril 1979, elle était allée à la librairie dans l'idée d'essayer quelque chose de nouveau en s'achetant un livre d'épouvante. Jean-Luc lui avait parlé de ce tout nouvel écrivain appelé Stephen King et elle avait envie de se faire peur avec son dernier roman L'enfant lumière.

Arrivé devant la boutique, son cœur cessa de battre. Derrière la devanture, elle vit le visage de Pierre, son Pierre. Il avait coupé ses longs cheveux noir corbeau, était rasé de près et portait des lunettes carrées à bords noirs. Malgré ces changements, il était parfaitement reconnaissable. Troublée, Camille mit un peu de temps à comprendre que ce n'était pas vraiment lui qui était là, mais juste une photo de son visage qui était punaisée dans le fond de l'échoppe. En dessous, il y avait une inscription qu'elle ne pouvait lire sans entrer dans le magasin.

Une fois la porte poussée, elle eut l'impression que son corps flottait jusqu'à l'image de son ancien amant. Malgré ce qu'il lui avait fait, elle avait gardé en mémoire les plus beaux souvenirs qu'ils avaient partagés et à cet instant, ils remontaient à la surface. Les battements de son cœur s'accélérèrent et une envolée de papillons lui chatouilla le bas-ventre. Elle ne pouvait se soustraire au fait qu'elle l'avait aimé, car chaque centimètre carré de sa peau le réclamait. Le corps, contrairement à l'esprit, ne mentait pas.

Sous son portrait, il était écrit : « La route longue et sinueuse, le premier roman de Pierre Bourgeois ». Il était devenu auteur. Ça ne l'étonnait pas, car elle connaissait son talent pour les mots. Il les avait si souvent et si bien maniés pour la magnifier à une autre époque. Camille vit tout de suite la référence à la chanson des Beatles qu'ils avaient chantée lors de leur périple vers Beauvène. Elle s'attendait presque à ce que ce livre relate cette histoire. La quatrième de couverture annonçait tout autre chose. Son roman parlait d'un homme qui était parti pour la ville de Rishikesh en Inde à la recherche de son être intérieur, mais qui finalement avait rencontré l'amour sur les bords du Gange. Cette cité avait été le lieu de villégiature du groupe de Liverpool à l'époque où ils s'étaient essayés à la méditation transcendantale. Camille se demanda si elle avait pu avoir une quelconque influence sur la thématique de l'œuvre de Pierre au moment de son écriture à cause de la musique de John, Paul, George et Ringo qu'elle lui avait fait écouter pratiquement tout le temps qu'avait duré leur liaison. Une part d'elle aimait à penser qu'il y avait un message caché à son intention, même si c'était peu probable. Cela faisait trop longtemps qu'ils s'étaient quittés.

- Bonjour, je peux vous renseigner ? demanda une voix derrière elle.

Ce n'était pas la vendeuse qu'elle connaissait. Elle avait un air de ressemblance, mais elle était beaucoup plus jeune.

- Vous êtes intéressée par ce jeune auteur ? J'ai lu son livre. Il est plutôt bon. Il a une facilité à décrire le sentiment amoureux. Il le fait avec beaucoup de poésie.

Camille n'en doutait pas. Elle se rappelait les messages qu'ils avaient échangés.

- Je ne veux pas vous raconter l'histoire, mais il y a une scène particulièrement émouvante. Il y a un évènement qui fait que le héros et celle qu'il aime sont séparés. Il exprime toute la tristesse qu'il ressent. C'est poignant de vérité.

Camille avait peut-être été une source d'inspiration au moment de sa rédaction. À moins que ce ne soit Michèle. Qui sait ce qu'il était advenu d'eux après qu'elle ait disparu de leurs vies. Elle supposait qu'ils avaient continué leur route sans elle. Peut-être étaient-ils toujours ensemble. Avaient-ils voyagé en Inde pour qu'il ait choisi d'y placer l'intrigue de son roman ? S'étaient-ils mariés ? Avaient-ils eu des enfants ? Elle ne le saurait probablement jamais.

La vendeuse continuait de faire l'éloge de ce livre sans pouvoir s'arrêter. Elle ne pouvait nier qu'elle était tombée sous le charme de l'auteur, de son physique tout autant que de ses mots. Elle ne cessait de regarder son portrait et ses joues se teintaient de rouge.

- Peu de gens le savent, mais il a déjà été publié. Je crois qu'on en a encore un exemplaire quelque part si ça vous intéresse.

Sans attendre une réponse, elle partit dans la réserve, laissant seule Camille face à l'image de son premier amour. Elle le fixa dans les yeux et le corps de Camille parla sans qu'on lui ait demandé quoi que ce soit. Une larme, qu'elle n'avait pu empêcher de monter, coula sur sa joue. Alors qu'elle entendait la libraire revenir, elle l'essuya d'un revers de main.

- Vous allez bien, mademoiselle ?

- Oui. C'est à cause des pollens, répondit-elle.

- Oh ! Je sais ce que c'est. La gérante est sujette à ce problème. C'est pour ça que je la remplace aujourd'hui. Vous verriez sa tête. Et comme c'est ma mère, je la remplace au pied levé. Elle ne me paie même pas. J'aurais bien été embêté si vous m'aviez posé des questions sur Proust, Zola ou même Kerouac. Je n'y connais pas grand-chose en fait. Moi je suis plutôt adepte des lectures faciles d'accès, comme le livre de Pierre Bourgeois. Attention, ce n'est pas péjoratif. Je respecte son travail. Mais il ne cherche pas à avoir un lectorat élitiste, comme pourrait le faire André Glucksmann. C'est plus... populaire. Mais ce terme peut être aussi péjoratif. Enfin, vous voyez ce que je veux dire ?

- Oui, je vois très bien, l'arrêta Camille pour éviter plus de gêne à cette jeune fille.

- Cool, conclut-elle. Si vous aimez, sachez qu'il viendra ici le mois prochain pour faire une séance de dédicace.

Pierre allait venir à Aix-en-Provence. Il serait à quelques mètres de chez elle. La nouvelle l'oppressa. Osera-t-elle venir le voir ? À l'heure actuelle, elle ne s'en sentait pas capable. Son passé était derrière elle. Elle avait vécu des traumatismes et elle était consciente que ça ne serait pas bon pour elle de renouer avec cette période. Sa santé mentale était encore fragile. Les cauchemars qu'elle faisait en témoignaient.

Camille prit la décision de ne pas tenter le diable. Elle ne pouvait pas prendre le risque de le rencontrer. Ses sentiments étaient confus. Elle l'avait aimé et il l'avait trahi. Qu'est-ce qu'il en restait ? Rien. Chacun avait fait sa vie de son côté, plus ou moins bien. Ça n'aurait aucun sens de débarquer comme ça dans son existence après tant d'années.

La vendeuse lui tendit le livre qu'elle était allée chercher. C'était un recueil de nouvelles qui s'intitulait L'imparfaite perfection de l'être humain. Différents auteurs y avaient déposé leur prose. Sur la quatrième de couverture, on pouvait voir le nom de Pierre. Il clôturait cet ouvrage. En voyant le titre de son texte, Camille pleura à chaudes larmes. La vendeuse resta coite, ne sachant pas de quelle manière réagir. Comment aurait-elle pu savoir que cet écrit était un message pour sa cliente ?

Il s'appelait « Promesse de l'aube ».

Au-delà de l'aubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant