39 - Le bonheur des uns...

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Camille avait l'impression de se réveiller d'une gueule de bois qui aurait duré la moitié de sa vie et c'était à peu près ce qu'il s'était passé. La plupart des gens composaient avec leur dualité. Son esprit avait fait le choix de se dédoubler, créant un moyen de protection qui avait mis en danger son intégrité. Une part d'ombre. Marco l'avait nommée ainsi. Ce n'était pas vraiment ce qu'était Cam. Ce n'était plus ainsi qu'elle la voyait. Sans elle, Camille n'aurait jamais été assez forte pour affronter le monde. Elle se serait écroulée à la moindre difficulté. Son alter ego était un être de lumière qui avait fait les choix que l'hôtesse principale de leur corps aurait voulu faire. Des choix que la jeune fille timide n'avait fait que garder enfoui au fond d'elle.

Cam l'avait protégé quand il l'avait fallu. Elle avait supporté la douleur, la honte, la dépression. La mort n'avait pas pu les atteindre grâce à sa protection. Camille ne pouvait pas lui reprocher d'avoir essayé de répondre à ses besoins, même les plus refoulés. Elle ne pouvait pas lui en vouloir d'avoir affronté le mal incarné sur le bord de l'Eyrieux. Tout comme elle acceptait le fait que son double n'avait pas réussi à maintenir leur cohésion. Il arrivait que des émotions soient tellement fortes qu'elles emportaient la raison dans les tréfonds de la folie. Il leur aurait suffi qu'une seule d'entre elles maintienne un semblant de discernement pour que ça fonctionne. Ça n'avait plus été le cas. Elles avaient sombré toutes les deux. Camille avait l'honnêteté de reconnaître que, toute seule, elle n'aurait pas mieux fait.

Suite à ses échanges avec Cam, elle ne faisait plus de distinction entre elle et son double. Ce que son côté audacieux avait fait, elle aurait pu le faire si elle n'avait pas été si contrainte par l'éducation stricte qu'elle avait reçu. Les tabous avaient la vie dure. Camille avait bien compris qu'elle ne faisait qu'une, avec des manières différentes et des avis parfois divergents, mais des envies identiques.

Elle avait enfin accepté Cam et trouvé le repos. Elles avaient eu chacune leur rôle à jouer dans la tragédie qu'avait été leur vie, mais également dans les moments de bonheur. N'était-il pas plus important de retenir cela d'ailleurs ? Cam et Michèle avaient joui d'une amitié exacerbée faite de luxure. Et, malgré ce que son alter ego avait pensé de Pierre et de sa soi-disant inconstance, Camille avait connu l'idylle idéale où elle avait été la muse d'un poète. À travers le temps, en dépit de leur éloignement, elle s'imaginait l'être encore pendant des années, continuant de lui inspirer des textes. Elle l'avait indéniablement marqué de son empreinte et réciproquement Pierre resterait à jamais l'homme qui avait su lui parler d'amour, celui qui avait trouvé le chemin de son cœur.

Depuis, il s'était marié à une autre, et aussi étrange que cela puisse être, ça la rendait heureuse. Il avait le droit au bonheur. Elle n'était pas certaine que ça aurait été le cas avec elle, tout du moins sur du long terme. Que devenait un couple sans fondations stables ? Sa duplicité incontrôlable et la frivolité de Pierre auraient probablement fait leur malheur. Elle aurait tout de même voulu savoir s'il avait eu la même passion pour son épouse qu'il avait eue pour elle. Être « l'unique », celle que personne ne peut surpasser était pour elle un concept assez jouissif. Il ne l'oublierait jamais, c'était une certitude.

Elle avait eu aussi un rôle important auprès de quelqu'un d'autre, mais, celui-ci, elle l'avait détruit. Marco avait été un dommage collatéral dans cette histoire et Camille s'en voulait. Il ne méritait pas un châtiment aussi dur. L'homme désabusé qu'il était devenu l'avait touchée au cœur. Malheureusement, elle ne pouvait plus rien pour lui, car il ne voudrait plus rien qui vienne d'elle.

L'amour est un sentiment avec un pouvoir terrifiant. Il peut faire chavirer des âmes, rendre fou et détruire alors qu'il est le principe même du bonheur. Pierre l'aimerait toujours, Marco la haïrait tout autant indéfiniment. Ils avaient eu accès aux deux facettes d'elle-même. L'un l'avait accepté sans réellement comprendre qu'elles étaient deux. L'autre avait été moins dupe, mais avait tout misé sur une stratégie maladroite. Le Nantais avait fait tous les mauvais choix pour qu'elle soit sienne et avait récolté ce qu'il avait semé. Rien ne justifiait une telle descente aux enfers. Son seul défaut avait été de l'aimer.

La vie ne réservait pas que de bonnes surprises et selon l'expression consacrée le bonheur des uns faisait le malheur des autres. Alors qu'elle admettait sa situation, qu'elle avait fait le point sur sa vie et qu'elle se sentait enfin en paix, son quotidien allait être une nouvelle fois bouleversé.

Tout commença par Jean-Luc. Son estimé patron lui annonça son départ pour San Francisco. Il avait toujours voulu vivre son rêve américain sur les terres du mouvement hippie. Il avait engrangé suffisamment d'argent avec sa boutique, notamment grâce à la plus-value qu'avait apportée la présence de Camille, pour se permettre de partir en laissant la France derrière lui. Il comptait bien poursuivre son aventure de disquaire au pays d'Aerosmith. Il avait trouvé dans les paroles de leur chanson Dream On, le courage d'entreprendre ce voyage sans retour. Il s'était trouvé un petit local pas loin de Fisherman's Wharf. Il avait ourdi son projet depuis plusieurs mois sans en parler à quiconque, de peur que ça lui porte la poisse et que ça capote. Avant de partir, il avait eu dans l'idée de léguer son magasin à Camille, mais son bailleur avait refusé de le louer à une jeune femme. C'était un vieil homme rétrograde qui se moquait totalement de savoir qu'elle avait les capacités de faire fructifier le commerce. Il était bien content de se débarrasser de Jean-Luc et de sa clientèle de va-nu-pieds comme il les appelait, car il comptait y installer son cousin qui était charcutier-traiteur. L'ex-patron de Camille lui proposa de le suivre, prétextant avoir besoin d'une personne d'expérience à ses côtés. Les États-Unis semblaient être un rêve inaccessible auquel elle ne pouvait prétendre. De plus, il aurait fallu qu'elle prenne l'avion et ça lui faisait peur. Elle refusa l'offre. Camille perdit son travail et un ami.

Christian avait rencontré Isabelle au réveillon du Nouvel An 1978. Elle était la fille d'un notaire implanté à Marseille depuis plusieurs générations. Camille la voyait comme le genre de fille que tous les hommes rêvaient d'avoir. Elle était douce, gentille, parlait posément, présentait bien et surtout n'était pas bipolaire. Leur connivence faisait des envieux. Ces deux là étaient faits pour s'entendre et ça rendait jaloux tous les maris qui s'ennuyaient fermement avec leur bourgeoise. Cas extrêmement rare dans ce milieu, ce n'était pas une union arrangée qui allait les souder pour l'éternité sous le regard de Dieu, mais bien un acte d'amour. Camille était très heureuse pour son petit frère et elle aimait beaucoup Isabelle. Pour ne rien gâcher avec son mariage, qui eut lieu en juillet 1979, il fit d'une pierre deux coups. Il avait trouvé la femme de sa vie et il devenait en même temps l'associé d'un grand office notarial de la cité phocéenne. Christian et sa femme si parfaite quittèrent Aix. Camille perdit de vue son cadet, celui qui l'avait sorti de son enfermement psychologique, restreignant encore le nombre de ses proches.

Et enfin, Renée mère apporta sa pierre aux désillusions de Camille en lui annonçant qu'elle allait vivre avec Guy une retraite paisible aux Antilles et qu'elle voulait vendre la maison familiale. Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder son vase déjà ébréché. Dans sa tête, en silence, elle la trouvait égoïste de la laisser seule, mais Camille lui dit pourtant approuver son choix de refaire sa vie. Elle la détestait de l'abandonner, et malgré tout elle choisit de l'accompagner dans ses démarches. Camille se trouvait bloqué quelque part entre la joie de voir sa mère épanouie et la rage de la voir préférer son nouvel ami à sa fille. Elle trancha en se disant que sa mère avait aussi le droit au bonheur. Elle avait vécu des années difficiles avec un homme tyrannique et violent. Cam lui avait ouvert les yeux de Camille sur ce qu'elle avait choisi d'occulter, la véritable nature de son père. Les hématomes avaient disparu, il était temps que celle qui l'avait élevée tant bien que mal dans un environnement malsain se fasse une place au soleil. Elle n'avait aucun droit de l'en priver. Camille perdit son dernier parent.

Tous étaient heureux. Tous avaient trouvé leur voie. Camille restait dans sa maison d'enfance, seule. Cela prendrait peut-être quelques mois avant qu'il y ait un acheteur. Et après ? Quelle suite donner à cette histoire pathétique ? Elle n'avait plus rien, ni amour, ni travail, ni ami, ni famille, ni logement. Son avenir était plus qu'incertain.

Un matin du mois de septembre, elle trouva un mot sur le bureau de sa chambre. Elle reconnut tout de suite l'écriture volontaire de Cam.

Il était écrit : « Je suis celle qui ose. Laisse-moi faire ! ».

Sans une once d'hésitation, Camille s'allongea sur son lit et ferma les yeux.

Au-delà de l'aubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant