31 - La frontière entre l'amour et la haine

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Il n'y avait plus de sang.

Camille reconnaissait cette cuisine, surtout le carrelage. Ce carrelage blanc dont elle avait pensé avoir rêvé était maintenant terriblement concret. Il avait été le témoin d'un évènement tragique qu'elle avait toujours refusé d'accepter. C'était très perturbant. Ce souvenir dont elle ne voulait pas n'avait pourtant duré que quelques minutes, mais il avait été suffisamment long pour inscrire en elle un traumatisme profond.

La tache de sang avait disparu, nettoyée depuis des années, et malgré tout elle la voyait toujours. Elle pouvait même sentir son odeur.

- Que veux-tu ?

Camille releva la tête. Marco était assis sur une chaise, attablé là où il prenait probablement ses repas. Autour de lui, les meubles en formica avaient eu leurs heures de gloire dans ce monde à l'abandon, désormais il était gonflé par l'humidité. Le ménage n'était pas sa priorité. L'hygiène en général n'était pas sa priorité. De la vaisselle trainait dans un évier douteux et les fenêtres laissaient à peine passer la lumière extérieure. Il pleuvait sur Nantes ce jour-là, ce qui donnait à l'appartement une ambiance plutôt inquiétante.

Quand il avait ouvert la porte, c'était tout juste si elle l'avait reconnu. Il n'avait pas dit un mot. Il l'avait regardée de la tête aux pieds et avait soupiré. Ensuite, il lui avait tourné le dos en laissant la porte ouverte et était allé s'assoir. À son attitude, Camille avait alors pensé qu'il s'attendait à la voir. Il devait savoir qu'un jour elle sonnerait à sa porte pour lui réclamer des comptes.

Elle l'avait suivi sans repousser complètement la porte derrière elle, ne souhaitant pas se retrouver bloquée en cas d'excès de violence de son ancien ami.

Les yeux verts de son hôte n'avaient pas perdu de leur superbe, mais le reste n'était plus vraiment Marco. Il avait pris beaucoup de poids et son corps était plus charpenté qu'avant. Lui qui avait été si svelte et joyeux semblait désormais porter le poids d'une vie de dur labeur. Son dos vouté et ses mains calleuses laissaient penser qu'il avait un travail éprouvant. Son teint livide et son manque de soins confirmaient qu'il avait remisé son espoir pour un avenir meilleur dans le fond d'un placard. Marco n'était plus que l'ombre de lui-même. Un mort en sursis parmi les vivants.

Camille n'avait pas eu trop de mal à le retrouver. Il n'y avait pas dix mille Marc Lewandowski dans les pages blanches de Loire-Atlantique. Elle le savait nantais. Pierre lui avait dit qu'elle était partie avec lui de Beauvène et elle avait été déposée devant les urgences de l'Hôtel-Dieu de Nantes un an après. Il ne fallait pas être un grand détective pour penser qu'il savait forcément quelque chose sur ce qui lui était arrivé entre 1970 et 1971.

Elle n'eut pas le temps de répondre à sa première question que déjà il lui en posait une autre.

- Laquelle es-tu ?

Que voulait-il dire ? Elle se demanda si l'homme qui était assis dans cette pièce n'était pas fou, peut-être même dangereux. Son environnement laissait présumer qu'il était quelqu'un de peu déterminé à vivre. Il n'était visiblement plus le Marco qu'elle avait connu.

Il se leva d'un coup pour se positionner bien droit devant elle.

- Réponds ! Laquelle es-tu ? DIS-LE-MOI, cria-t-il.

Désarçonnée, Camille chercha à partir, mais Marco lui attrapa le bras. Il le serra fort et elle sentit la brûlure de sa poigne sur sa peau. Il n'était plus possible de fuir. Il la regardait de haut et elle pouvait voir toute la colère qu'il ressentait dans ses yeux. La peur s'empara d'elle. Une peur si intense qu'elle fut incapable de crier. Il fallait qu'elle lui réponde. Mais que pouvait-elle répondre à ça ? Y avait-il seulement une bonne réponse ? Elle repensa au sang sur le carrelage. Il pourrait encore y en avoir aujourd'hui.

- Lâche-moi, dit-elle en panique. Marco, tu me fais mal. Je ne sais pas de quoi tu parles. Je ne sais pas ce que tu veux. C'est moi, Camille. Je suis Camille Dupont. Rien de plus.

Sa réponse à moitié bredouillée sembla le satisfaire, car il lâcha son bras et retourna s'assoir à sa table dans le calme, comme s'il ne s'était rien passé. Camille avait le souffle court. Sa prise de contact n'avait rien de satisfaisante. Effrayante aurait été un mot plus juste. Elle aurait pu partir à ce moment-là. Fuir encore une fois sans se retourner. Mais aussi étrange que cela puisse paraître, elle ressentait également de la compassion pour Marco. Elle l'avait connu espiègle et ça lui faisait mal de le voir si aigri. Elle décida de rester, car elle avait beaucoup trop de questions sans réponse en attente et qu'elle venait d'en ajouter une à sa liste.

- Marco. Que t'est-il arrivé ? demanda-t-elle en s'approchant de lui tout en mettant autant de douceur qu'elle le pouvait dans chacun de ses mouvements, car il ne faisait aucun doute qu'elle avançait en territoire hostile.

Elle s'accroupit à côté de lui et posa sa main avec bienveillance sur le bras de Marco. Il baissa son regard vers la main de Camille, pour ensuite relever la tête et la fixer droit dans les yeux. Il n'y avait plus de colère. C'était bien pire. Elle pouvait y lire la tristesse, la détresse et le désarroi.

- J'ai cru en l'amour, lui dit-il avec beaucoup de mélancolie dans la voix. J'y ai vraiment cru, tu sais. J'aurai tout donné pour que ça marche. Tout. Et d'ailleurs, c'est ce que j'ai fait, car j'ai tout perdu. Je voulais de l'amour, mais je n'ai eu que la haine. Je n'ai eu que ce que je mérite. Je suis le seul fautif. Oh, mon dieu, si je pouvais revenir en arrière. Tout recommencer.

Marco pleurait.

- J'ai confondu affection et pitié, tendresse et sexe, honnêteté et mensonge, confiance et trahison. Camille et Cam. Heureusement que tu n'es pas l'autre, sinon je n'aurai pas pu me contrôler. Mais toi, tu n'y es pour rien. C'était Cam. Cam.

Il répéta plusieurs fois ce prénom en détournant la tête. Tout comme Pierre l'avait fait, Marco utilisait ce surnom qu'elle n'assumait pas. Cette fois, c'était différent. Un frisson parcourut l'échine de Camille, car elle avait l'impression qu'il parlait de deux personnes distinctes.

Au-delà de l'aubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant