4 - Les meutes se suivent, mais ne se ressemblent pas

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- Qu'est-ce que tu fais là à jouer les saintes-nitouches ? Dégage la Catho !

- Arrête un peu Mireille ! Elle a l'air mignonne la petite.

- Toi tout ce qui t'intéresse c'est faire la bête à deux dos avec elle. T'es vraiment qu'un sale obsédé. Si tu la regardes encore, je te coupe ton petit soldat et je te le fais manger. T'es toujours là toi ? Je t'ai dit de dégager.

Camille reçut une poignée de boue en plein visage. La dénommée Mireille et ses copines la chassaient à coup d'insultes ainsi que de jets de pierres et autres projectiles qu'elles avaient sous la main. Seul l'homme, unique mâle de ce groupe, semblait déçu de la voir partir. La prude Camille n'avait aucune idée de ce qu'était une bête à deux dos et qu'elle pouvait être son rôle dans l'histoire, mais sa présence avait de toute évidence énervé la personne dominante de cette bande. Cette femme s'était sentie menacée et avait décidé de marquer son territoire en rabaissant son adversaire.

Camille ne comprenait pas ce qu'elle avait fait de mal. Sortant du bus qui l'avait menée jusqu'à Saint-Pons, elle avait croisé plusieurs personnes vestimentairement étranges. Selon les préceptes qui lui avaient été inculqués, les hommes portaient un costume avec une cravate et les femmes ne mettaient jamais de pantalon. Le monde semblait avoir inversé ses pôles, car elle avait croisé des hommes en toges et des femmes arborant des jeans qui ne laissaient place à aucune imagination quant à la forme de leur postérieur. Pas de doutes à avoir, le mouvement hippie avait pris ses quartiers dans la cité aux mille fontaines sans savoir si le festival se ferait ou non. Elle avait trouvé ces personnes sympathiques à regarder. Attirée par leur liberté, elle avait cherché à entrer en contact avec ces allochtones, mais sa timidité avait été l'ennemie de sa résolution et elle était restée loin d'eux. Plusieurs attroupements de personnes piaillaient joyeusement, mais elle n'avait osé déranger leur liesse. Elle avait décidé de s'éloigner dans la campagne environnante à la recherche de petits groupes plus abordables.

Pour son malheur, et sans remarquer qu'elle dénotait dans le décor avec tout son attirail de grenouille de bénitier, c'était sur celui de Mireille qu'elle était tombée. Trois filles pour un garçon. Trois robes courtes pour un torse nu. Quatre marginaux face à une Mère Teresa en herbe qui n'avait pas vu l'animosité que pouvait déclencher son apparition. Elle avait découvert la violence de l'anticonformiste, car elle était la représentation parfaite de la bourgeoisie dans ses habits du dimanche, mais surtout parce que Mireille avait su percevoir le regard qu'avait posé le lion de leur meute sur cette nouvelle proie fragile. La lionne avait alors sorti ses griffes et expulsé la potentielle rivale.

Raillée, Camille courut sans demander son reste. Des larmes perlèrent aux coins de ses yeux. Elle ne souhaitait qu'une chose, ne plus entendre leurs voix criardes qui hurlaient « cours la catho ! » ou encore « va en enfer la bonne sœur ! ». Leurs réactions étaient bien loin de l'esprit peace and love qu'elle s'était imaginé. Attaque et mépris, c'était tout ce qu'elle avait reçu de ces soi-disant défenseurs d'une idéologie pacifiste.

Elle courait toujours quand, au détour d'un bosquet dans une partie boisée de la campagne, elle se retrouva face à trois hommes en train de bivouaquer dans un campement de fortune composé de deux tentes disposées autour d'un feu dans lequel ils grillaient des saucisses.
Surprise, elle se figea sans savoir ce qu'elle devait penser de cette confrérie. L'un d'entre eux, celui qui vérifiait la cuisson de leur nourriture, avait relevé la tête et la regardait d'une expression neutre. Un autre, la guitare à la main, arrêta de jouer les notes d'une chanson qu'elle savait être des Rolling Stones, mais dont elle ne connaissait pas le titre. Quant au troisième, il trônait sur un tronc d'arbre couché, un carnet dans une main et un stylo dans l'autre. Il portait sur ses longs cheveux noir corbeau un chapeau melon qu'il avait rehaussé d'une plume de pigeon légèrement bleutée. Il ôta ses lunettes semblables à celle de John Lennon et son regard aussi sombre que sa chevelure plongea dans celui de Camille. Celle-ci détourna les yeux, troublée par cet échange.

Aucun d'eux ne dit un mot. Ils restèrent immobiles à la regarder sans la moindre intention à son égard. Ils ne semblaient pas surpris de voir une fille comme elle surgir de nulle part et devaient penser qu'elle continuerait son chemin. Au bout d'un moment, le silence prit une telle ampleur qu'il en devint gênant. Soudain, dans un cri de rage, Camille arracha son serre-tête et le lança au loin. Les trois hommes suivirent l'envol de sa tiare d'appartenance à un autre monde que le leur, puis leurs regards revinrent sur elle toujours exempts d'émotions. Le cuisinier porta une saucisse à sa bouche pour souffler dessus et croqua dedans sans cesser de regarder celle qui venait de rejeter sa couronne de parfaite petite catholique. Les autres ne bougèrent toujours pas.

Camille eut envie de pleurer à chaudes larmes. Elle se trouvait si insignifiante face à eux. Ils avaient fait le choix de ne pas suivre de règles alors qu'elle avait peur de se confronter à ses désirs. Elle voulait être libre comme ils l'étaient. Libre de vivre en marge de la société, libre de dire merde au système, mais la peur la contrôlait toujours. Elle pensait à ses parents et à leur réaction quand ils verraient qu'elle avait fugué. Elle se prendrait sûrement une raclée en rentrant.

Si elle rentrait.

Camille se rendit compte qu'elle pouvait être maîtresse de son destin. Il n'y avait pas de fatalité. Elle pouvait choisir de ne pas revenir dans cette maison où elle se sentait prisonnière. Elle n'était pas obligée de vivre dans la crainte. Elle devait se libérer du fardeau de son éducation trop stricte.

Elle fit glisser la fermeture éclair de sa jupe longue plissée et la laissa tomber à ses pieds. Elle enleva son cardigan bleu marine et entreprit de déboutonner sa chemise. Personne ne retint son geste aussi, continua-t-elle à se débarrasser de sa parure de captive d'un système. Après une seconde d'hésitation, elle dégrafa son soutien-gorge qui alla rejoindre au sol ses oripeaux de femme soumise à une idéologie chrétienne. Elle resta face à ses trois hommes, vêtus de sa culotte en coton blanc, de ses socquettes et de souliers vernis tachés de boue. Une légère brise fit durcir la pointe de ses seins et ce fut à cet instant qu'elle réalisa qu'elle s'était peut-être mise en danger. Sa peau laiteuse était du miel pour les ours devant qui elle étalait ses charmes. Son corps, un morceau de viande pour des loups affamés. Elle rabattit ses longs cheveux sur sa poitrine.

L'homme au chapeau posa son carnet, se leva et se dirigea vers elle. Dans la tête de Camille, une tempête se déchaina. Des images se percutaient. Des images horribles où elle était la victime de son inconscience. Quelle stupidité de s'être effeuillée ainsi ! Elle méritait la sanction d'une telle bêtise.

Il s'était planté devant elle, son visage à quelques centimètres du sien. Elle pouvait sentir son souffle contre sa peau. Elle avait baissé les yeux comme un animal chétif le ferait face à un prédateur. Elle put voir qu'il commençait à déboutonner le gilet qu'il portait, un gilet de garçon de bar qui cachait à peine son poitrail nu. Il l'enleva et Camille sentit son cœur s'emballer en constatant que leurs deux torses dépourvus de vêtements étaient si proches. Finalement, il déposa son habit de fortune sur ses épaules de jeune fille en un geste bienveillant.

- Bienvenue Promesse de l'aube, je m'appelle Pierre.

Camille venait de trouver sa meute. Elle serait la seule louve au milieu de ces loups. 

Au-delà de l'aubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant