Au-delà de l'aube

11 - À deux doigts du bonheur, il y a encore un risque de passer à côté

Camille se réveilla encore en sursaut ce matin-là, mais cette fois elle constata rapidement qu'elle était dans la tente qu'elle partageait depuis quelques jours avec Pierre.

Il n'était pas à ses côtés et aussitôt elle se prit à douter de ce qu'elle avait vécu la veille. Son esprit lui avait déjà joué des tours. Elle avait bien occulté toute une nuit avec lui, même si l'acide qu'elle avait ingéré avait sa part de responsabilité. Cette fois, c'était différent, car elle avait agi en pleine conscience de ses actes. Elle avait souhaité être contre son cœur et lui avait donné son corps. Dans l'aube naissant, elle paniqua à l'idée qu'il puisse s'être servi d'elle. Où était-il ? Avait-il fui après avoir eu ce qu'il voulait ? Elle ne le croyait pas capable d'autant de cruauté. Il lui avait avoué son amour. Pour Camille, il était impossible qu'il ait utilisé ces mots-là sans les penser. Mais peut-être était-elle trop naïve ? Comment pouvait-on l'aimer ? Elle ne se trouvait rien de particulier, rien qui puisse inciter à rester près d'elle.

En se relavant, elle vit qu'une feuille arrachée d'un cahier avait été posée près d'elle. Encore un mot, se dit-elle, l'histoire se répétait. L'écriture était différente de celui qu'elle avait trouvé deux jours plus tôt. Elle était certaine que ce n'était pas la même personne qui avait rédigé les deux messages. Là où le premier texte était difficile à déchiffrer, celui-ci était composé de lettres rondes et parfaitement dessinées. De même, il n'y avait pas d'ambigüité quant à son auteur. Ce ne pouvait être que Pierre.

« Avant elle, il m'était difficile de voir autre chose que le vide abyssal dans mon cœur. Je pensais avoir déjà ressenti la passion, celle qui déchire les entrailles, serre la poitrine et broie la tête. Cette pensée n'était qu'une conviction et non une réalité. Je ne savais pas ce que c'était d'aimer. Je ne connaissais pas la douleur du manque de l'autre. Le besoin viscéral d'un contact, d'un murmure ou même d'un silence. Le silence qui n'existe que dans un regard, un geste, un sourire, mais qui déclenche un bruit assourdissant dans la poitrine des êtres sensibles.

L'obscurité m'a quitté. Un ange a envoyé un flèche percer le mur qui entourait mon âme afin qu'un rai de lumière puisse l'atteindre pour l'éclairer, la réchauffer. Elle s'est muée en un ciel bleu azur zébré d'or et d'ocre, semblable à un tableau de Van Gogh. Dieu que c'est beau.

L'ange devient Muse. Celle qui inspire, celle qui invite à célébrer la vie. La nuit dans laquelle j'errais sans but se termine, car elle me fait la promesse d'une aube nouvelle où seul le bonheur aura sa place.

Je ne connais ni son véritable nom ni son histoire. J'aspire seulement à être son avenir. »

Camille versa une larme qui tomba sur le papier.

Pierre le poète. Pierre le sentimental. Pierre qui osait dévoiler ses sentiments sans pudeur ni tabous. Camille pensait les hommes pudibonds, incapables de montrer ce qu'ils pouvaient ressentir. Son père n'avait cessé de répéter à son petit frère qu'il ne devait pas pleurer. Qu'un homme devait être un roc infaillible sur lequel la femme pouvait compter. En aucun cas, il ne devait s'épancher, car il aurait perdu ainsi toute la crédibilité de son rang dans l'ordre naturel des choses. « Ceci est l'affaire des femmes », avait-il conclu.

Camille n'avait pas compris la raison qui faisait qu'un homme n'eût pas le droit de laisser parler son cœur. Dans la littérature, il y avait tellement d'exemples de personnages masculins vaillants, capables de s'enflammer pour un être aimé et de laisser leur passion, leur tendresse ou leur émoi s'exprimer à travers des mots. Est-ce que le fier gascon Cyrano n'était pas viril ? Roméo Capulet n'avait-il pas utilisé sa rage pour tuer Thybalt par vengeance et son cœur pour aduler Juliette ? Les machos qui pensaient que leur seule virilité était leur principal atout pour plaire à la gent féminine étaient des simplets sans jugeote. Les hommes n'étaient pas dépourvus d'émotions, et ceux qui n'hésitaient pas à les montrer étaient les plus courageux d'entre eux.