12 - La route longue et sinueuse

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Le paysage défilait à la fenêtre de la 4L. La douce lumière d'un jour d'été s'était invitée dans l'habitacle avec ce trio improbable composé d'un fils de prolétaire, d'un bourgeois parisien et d'une ex-catholique. On aurait dit le début d'une blague. Pierre conduisait. Marco s'était installé sur la banquette arrière et ses doigts glissaient sur les cordes de sa guitare. Sa musique était empreinte de mélancolie.

Personne ne parlait. Les garçons ne lui avaient posé aucune question. Elle y aurait volontiers répondu, mais cela ne leur avait pas semblé opportun de la faire. Ils respectaient son choix de ne pas divulguer sa vie avant le festival. Elle pouvait garder un jardin secret, ils ne l'aimeraient pas moins. Elle savait que si, un jour, elle voulait se confier à eux, ils l'écouteraient. C'était suffisant pour le moment.

Elle constatait qu'ils ne pouvaient concevoir de la perdre et elle s'en trouvait flattée. Ils avaient sacrifié leur dernier jour de concerts pour prendre la route. Elle n'avait pas de mots assez forts pour les remercier pour ce qu'ils faisaient pour elle. Ils participaient à sa fugue, risquant d'être poursuivis pour enlèvement par la Gendarmerie nationale. Celui qui l'avait élevée ne pouvait pas concevoir que sa fille ait choisi sciemment de tout quitter. Il était tellement sûr d'être un bon père. Il continuerait inlassablement de la chercher, juste pour se prouver que sa progéniture n'était pas partie à cause de lui. Camille se jura qu'il ne la trouverait jamais. Si elle lui avait révélé la vérité concernant la haine qu'elle avait pour lui, ça l'aurait brisé. Elle aurait peut-être dû se rendre, se dit-elle, rien que pour voir sa tête. Elle enterra vite cette idée sachant très bien qu'elle n'était pas assez forte pour se confronter à lui. Et surtout, elle n'aurait pas vécu cette virée en voiture avec ses deux compagnons.

Pierre et Marco avaient décidé de suivre le Rhône jusqu'à Montélimar pour après bifurquer dans le parc régional des monts d'Ardèche à la recherche de leur destination. Il n'avait pas prévu qu'il fut moins facile de trouver des êtres humains que des bovins et des ovins dans cette partie du monde. La joyeuse troupe, loin de se décourager, avait fini par rencontrer, sur le bord d'une route isolée au milieu du silence, une vieille femme assise sur un pliant. Seul Dieu devait savoir ce qu'elle faisait là. Non sans peine, elle avait eu l'amabilité de leur indiquer leur chemin avec un accent issu d'un âge oublié où les hommes devaient mourir de vieillesse à vingt-cinq ans. Ce devait être la doyenne d'une race de sorcière qui apparaissait uniquement pour aider les voyageurs perdus. Ils purent reprendre leur route avec un cap à suivre. Ils ne seraient pas éternellement naufragés dans ces terres sans vie.

Après de multiples lacets dans la ruralité profonde, Pierre commença à fredonner The long and winding road des Beatles. Ce titre se prêtait bien à leur environnement. Son choix n'était pas anodin, le conducteur de la R4 rouge connaissait la passion de Camille pour ce groupe. Les deux hommes avec qui elle partageait cette voiture savaient que les chansons interprétées par McCartney étaient ses préférées. Marco l'accompagna à la guitare, puis chanta d'une voix claire qui était d'une beauté incomparable, rien à voir avec les onomatopées approximatives prononcées par Pierre. Celui-ci ne s'offusqua pas de s'être fait voler la vedette. À chacun ses talents.

Camille regardait les collines monter et descendre au rythme de la chanson. McCartney avait décrit en peu de mots la difficulté de rejoindre les personnes aimées, perdues sur le chemin de la vie. La route était parfois longue et sinueuse, mais il ne fallait jamais oublier la raison pour laquelle on l'empruntait. C'était aussi une supplication. Paul demandait à celle qui l'obsédait de lui expliquer comment la rejoindre et surtout de ne pas le laisser seul. Camille aurait pu écrire ces paroles pour Michèle. Elle lui manquait.

Elle laissa son esprit vagabonder sur les relations humaines. Son premier baiser, celui qu'elle avait partagé avec Michèle, avait été d'une intensité telle qu'elle n'avait pu se convaincre tout de suite que Pierre puisse être le meilleur choix pour elle. Le pauvre avait dû faire ses preuves et d'une certaine façon la mériter. Elle avait conscience que ce ne fut pas juste pour lui. Elle ne doutait pas de la sincérité de ses intentions ni de la profondeur de ses sentiments, mais au premier contact elle n'avait pas ressenti ce bouleversement de l'âme qui transformait l'amour en passion comme elle l'avait vécu lorsque sa voisine avait posé ses lèvres sur les siennes. Un vide s'était créé en elle quand Michèle était partie. Elle en était toujours troublée. Une part d'elle se disait que c'était anormal, voire amoral, car on lui avait expliqué qu'une femme ne pouvait aimer une autre femme. Une autre se moquait de l'opinion générale, car elle savait ce qu'elle avait ressenti.

Avec Pierre, elle retrouvait le droit chemin. Du moins, celui dicté par l'église de ses parents. Son père aurait été rassuré. Il lui plaisait et elle aimait être dans ses bras. Elle s'y sentait en sécurité. Il la considérait et rien que pour cela elle l'en remerciait. Mais, car il y avait un mais, elle n'arrivait pas totalement à être elle-même. Comme si une part d'elle restait sur la défensive. Camille n'avait pourtant rien à craindre de Pierre, il lui avait prouvé que son amour était pur. Le problème venait d'elle, sans qu'elle sache ce qui clochait. Aussi étrange que cela puisse paraître, elle ne se faisait pas confiance. Pas assez pour être entière avec son compagnon. Elle tanguait entre la Camille voulant croire en cet amour et celle doutant qu'il puisse exister quelqu'un qui puisse l'aimer.

Sa pensée dévia sur ce qu'elle considérait être le paradoxe de l'être humain. Tout le monde essayait de se définir en fonction des autres pour entrer dans des cases, par nécessité d'appartenance. Il était rassurant d'être reconnu par ses pairs et dans le même temps, chacun cherchait ce qui le rendait exceptionnel, différent des autres pour exister en tant qu'individu à part entière. Chaque Homme voulait être un être unique qui cherchait malgré tout à plaire aux autres, car nourri par la peur de déplaire. Comment supporter cela ? Camille portait son fardeau, sa complexité qui lui était propre. Pierre avait le sien. Il ne pouvait cacher qu'il aimait l'amour pour être aimé. Sa capacité à utiliser les mots, aussi bien à l'oral qu'à l'écrit, était son arme tout autant que son bouclier. Il pouvait s'en servir pour toucher le cœur de ceux dont il était épris, mais il pouvait aussi se cacher derrière pour ne pas se dévoiler. Il choisissait chaque mot avec précaution pour ne jamais heurter personne. Il n'aurait pas supporté qu'on le rejette pour une phrase mal comprise, et la bêtise de certains interlocuteurs le mettait en difficulté. Il avait besoin d'être reconnu pour son art, pour exister. C'était sa particularité, celle qui le faisait entrer dans des cases, celle des écrivains, celle des romantiques, celle de ceux qui savent quoi dire, qui sont sûrs de leur potentiel, mais il appartenait aussi à celle de ceux qui craignent d'être rejetés. Il n'y avait qu'une seule vérité : personne n'était unique, tout le monde avait peur.

Quelles étaient les cases de Camille ? « Lesbienne » ? Elle avait aimé Michèle, mais elle avait aussi connu le sexe avec Pierre et y avait pris du plaisir. De plus, elle ne s'imaginait pas faire l'amour avec Michèle. « Fêlures » ? Sans aucun doute, mais beaucoup de gens pouvait prétendre être dans celle-là. « Perdue » ? Ils l'étaient en ce moment, elle l'était constamment. Elle choisit de se créer la case « on verra bien ce que l'avenir me réserve », pour ne pas faire de choix et laisser le destin choisir pour elle. Après tout, elle n'était qu'au début de la route longue et sinueuse de sa vie.

Le paysage défilait tout comme son présent devenait son passé. Elle ne savait pas où ses pas la mèneraient et quelle importance cela faisait. Le plus simple était de vivre l'instant.

Au-delà de l'aubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant