30 - Tempête sous un crâne

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- JE NE TE CROIS PAS, clama Camille

Elle était prise d'une rage incontrôlable. Elle s'était levée de sa chaise brusquement et celle-ci était allée s'échouer contre un mur quelques mètres derrière elle. Comment Pierre avait-il pu lui sortir un tel baratin sans sourciller ? Elle aurait été l'instigatrice d'une relation à trois alors qu'elle vivait le parfait amour. Balivernes. Pour risquer de tout perdre ? Ça n'avait pas de sens.

D'après ce qu'il venait de lui dire, elle aurait tout fait pour intégrer Michèle à leurs jeux sexuels. Il laissait même entendre qu'elle aurait fait ça dans le but de pouvoir coucher avec son amie. Camille n'était pas attirée par les femmes. Il le savait. Elle lui accordait le fait qu'elle avait pu avoir un attachement particulier pour elle, mais de là à vouloir lui faire l'amour, c'était de la folie.

Il essayait de la faire passer pour une cinglée pour couvrir son péché d'infidélité, même après toutes ces années. Elle ne voyait pas d'autre explication plausible. Elle ne le pensait pas aussi fourbe et cruel.

- Je te jure que c'est ce qu'il s'est passé, se défendit-il.

- Tu te moques de moi. Tu n'assumes pas le fait d'avoir voulu coucher avec Michèle dans mon dos et tu as inventé cette histoire. Pourquoi est-ce que je ne me souviendrais de rien ? Ce n'est pas logique. J'aimais Michèle, mais je n'ai jamais baisé avec elle contrairement à toi. Ce ne sont que des conneries tout ça.

Camille n'avait plus qu'une idée en tête ; prouver que son récit était incohérent. Si elle y arrivait, ça voudrait dire qu'il lui mentait. Mais surtout, ça prouverait qu'elle n'était pas folle.

- Si Marco était resté à la ferme à attendre mon éventuel retour, qui m'avait sauvé près de la rivière ? Qui avait frappé sauvagement le maire ? J'avais perdu connaissance, Pierre. Tu vas me dire que c'est moi qui l'ai défiguré. Tu penses que j'ai eu assez de force pour faire ça. Tu vas aussi me faire croire que je suis revenu chez Gérard par moi-même, sans en garder aucun souvenir. Tu vois, il y a des choses qui ne sont pas possibles dans ton histoire. Tu me prends vraiment pour une conne.

Pierre la regardait l'air impuissant. Il y avait une forme de sincérité dans son regard qui était insupportable pour Camille.

- Je n'ai pas toutes les réponses. Camille, je t'en prie. On nous regarde.

- Je m'en fous qu'on nous regarde, hurla-t-elle.

Elle devait passer pour une hystérique aux yeux des autres clients. Camille était hors d'elle et se moquait effectivement de ce qu'on pouvait penser d'elle en ce moment. Elle ressentait une rage d'une férocité phénoménale pour ce traître qui osait lui mentir en la regardant droit dans les yeux.

- Tu es un sournois. Un menteur qui a profité de ma naïveté. Dire que je t'ai aimé. Qu'est-ce que j'ai pu être conne ? Je ne savais pas qui tu étais, mais maintenant je vois clair. Tu es un putain de manipulateur. Je ne veux plus jamais te revoir.

Elle lui balança son verre en plein visage et sortit du café sans demander son reste.

Elle avait passé sa vie à fuir et encore une fois elle faisait ce choix. C'était la vérité de l'homme qu'elle avait aimé qu'elle voulût laisser loin derrière elle. Camille n'était pas celle qu'il avait décrite. Pourquoi avait-il inventé cette histoire abracadabrantesque ? L'argument voulant qu'il ait eu envie de Michèle ne suffisait pas à justifier le fait qu'il avait tout fait pour lui faire croire qu'elle était une déséquilibrée amnésique. Paradoxalement, le texte qu'il avait publié dans un recueil de nouvelles prouvait qu'il l'avait aimée plus que toute autre personne au monde. Elle ne savait plus quoi penser de lui.

Serait-il possible qu'elle ait occulté une partie de sa mémoire ? Pour quelle raison ? Alors qu'elle arrivait chez elle, à l'abri du monde extérieur, elle repensa à son internement. Elle avait bien eu un problème psychologique, c'était indéniable. Et si ces troubles avaient été plus anciens encore ?

Son frère avait réussi à se procurer son dossier au mépris du secret médical, prétextant assigner l'asile en justice pour négligence. Sa sœur était plutôt décharnée quand il l'avait retrouvé et il avait accusé l'institution de ne pas avoir fait son possible pour éviter cet état.

Camille avait pu y jeter un coup d'œil.

Les urgentistes avaient trouvé des traces de cocaïne dans son sang à son admission à l'hôpital. Elle avait dû certifier à sa famille n'avoir jamais touché à ce genre de drogue. Elle en était profondément persuadée et ils l'avaient cru. Quelqu'un lui en avait peut-être administré à son insu, ou alors les médecins s'étaient trompés et avaient échangé deux prélèvements.

Quand elle était sortie du coma, elle avait fait une bouffée délirante aiguë. Ça avait été le premier diagnostic des médecins qui l'avaient prise en charge. Ensuite, ils avaient pensé qu'elle ait pu subir un trauma crânien, bien qu'elle n'ait présenté aucun signe extérieur d'un choc quelconque. Cette piste avait été évoquée, car Camille avait utilisé un langage fleuri avec les professionnels l'accompagnant, faisant beaucoup de références très explicites au sexe. Les examens n'avaient révélé aucun problème, pas même un accident vasculaire cérébral. Un médecin de la vieille école avait même avancé l'hypothèse de la « maladie de l'utérus », une forme d'hystérie soi-disant exclusivement féminine qui aurait sûrement valu à Camille le bûcher durant l'inquisition. Elle avait trouvé cela d'une absurdité affligeante, digne d'un vieux réactionnaire qui ne supportait probablement pas voir le droit des femmes évoluer.

Bref, personne n'avait réussi à établir un diagnostique fiable, aussi avait-il été plus facile pour eux de la bourrer de calmants et de la mettre à l'isolement.

Folle elle l'était peut-être. Après tout, elle avait passé sept années dans un hôpital psychiatrique. C'était bien la preuve qu'elle avait perdu l'esprit. Mais comment expliquer le fait qu'elle avait recouvert la raison ?

Elle n'aimait pas qu'on lui fasse remarquer le fait qu'elle pouvait toujours avoir un problème psychologique et sa confrontation avec Pierre avait bousculé ses certitudes. Camille était encore très fragile . Ses cauchemars, bien que moins fréquents, le prouvaient.

Elle avait une terrible envie de savoir. Savoir ce qui n'allait pas chez elle. Savoir pourquoi Pierre l'avait appelée Cam à plusieurs reprises pendant son monologue alors qu'il ne l'avait jamais fait auparavant. Savoir ce qui s'était réellement passé en 1970. Les réponses à ses questions se trouvaient dans son passé.

Michèle était à New York, beaucoup trop loin pour imaginer la rencontrer au sujet de cette affaire. Si elle admettait le fait que Pierre lui ait dit la vérité, le témoignage de son ancienne amie serait alors une redite de ce qu'elle considérait être des sornettes. Est-ce que ça ne pourrait pas être une preuve de leur sincérité ? Peut-être. Sauf s'ils s'étaient mis d'accord pour lui mentir. C'était une impasse. De plus, avoir l'adresse de Michèle impliquait de revoir Pierre et il en était hors de question. Elle ne pouvait pas retourner parler à son amour perdu, c'était au-dessus de ses forces.

Il lui restait une option. Une autre personne avait été le témoin de cette époque. 

Au-delà de l'aubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant