5 - Promesse de l'aube

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C'était la première fois de sa vie que Camille portait un pantalon. Sentir le tissu frotter entre ses cuisses lui procurait une sensation étrange, presque sensuelle, mais elle n'en montrait rien au reste du groupe. Ils s'étaient arrangés pour lui fournir une nouvelle garde-robe sans avoir aucune robe à lui proposer. Elle était uniquement composée de vêtements qui leur appartenaient, des vêtements d'homme. Elle avait fait sa mue, se débarrassant de son ancienne pelure trop étriquée pour renaître en tant que membre de leur communauté libertaire. Tel un phœnix, elle avait jeté ses anciennes plumes dans le feu pour renaître.

Ses nouveaux compagnons étaient arrivés dans la région depuis peu, attirés par l'enthousiasme de participer à un festival de musique pop. Ils venaient de Paris où ils travaillaient ensemble dans une usine de métallurgie. De collègues, ils étaient devenus amis, puis compagnons de route.

Marc Lewandowski, Marco comme il aimait qu'on l'appelle, jouait de la guitare. Il passait son temps à laisser ses doigts glisser sur les frettes et avait un don particulier pour cela. Sa voix l'accompagnait, ce qui faisait de lui un artiste accompli. Sans être vraiment beau aux yeux de Camille, elle lui reconnaissait un charme. Ses cheveux bruns en bataille qui défiaient toutes les lois de la pesanteur, mais surtout ses yeux verts, ne laissaient personne indifférent. Marco n'était pas très bavard. Elle n'aurait su dire si c'était de la timidité, un manque de confiance en lui, la peur des femmes ou tout simplement qu'il se défiait d'elle. Tout ce qu'elle avait réussi à savoir c'était qu'il était le fils d'un ouvrier polonais immigré à Nantes après la guerre et qu'il était monté à Paris pensant pouvoir vivre de sa passion, mais rien ne s'était passé comme il l'avait souhaité. Il avait toujours connu la misère. Pourtant habitué à ne pas avoir grand-chose, il n'avait pas hésité un seul instant pour donner à Camille un de ses jeans à pattes d'éléphant. Étant le plus fin du groupe, la taille seyait parfaitement à l'ingénue.

Le cuistot de leur équipée n'était pas très malin, mais était toujours partant pour aider. Il avait le cœur sur la main et les deux autres en profitaient parfois, sans non plus en abuser. Patrick était le doyen, il avait près de quarante ans. Il n'avait jamais eu d'enfant et avait préféré une vie de bohème à une vie casanière. Il avait beaucoup bougé et tout autant changé d'emploi. Un touche-à-tout utile, et drôle. Il avait une forme d'humour bien à lui, ne faisant jamais vraiment exprès d'en faire, se trompant dans les expressions ou dans ses formulations.

Et puis il y avait Pierre. Il était le paradoxe de cette époque. Issu d'une famille parisienne aisée, il avait fait le choix de vivre en marge du chemin tout tracé que son père avait souhaité pour lui. Ce n'était pas pour autant que ce dernier l'avait renié. Au contraire, il l'avait même encouragé à faire ses propres expériences avant de choisir ou non de rentrer dans ce qu'il considérait être le droit chemin qui était un chemin de droit. Pierre avait fait des études pour devenir avocat et avait vécu les évènements de mai 68 de l'intérieur, ce qui avait développé en lui son caractère anarchiste. Ironie du sort, il avait conspué les « bourgeois » alors que ce mot était également son nom de famille. Ensuite, il était passé du slogan révolutionnaire « l'université aux étudiants » à celui « l'usine aux travailleurs ». Il avait été à l'origine d'un débrayage contre la dictature du patronat dans son usine. Ce mouvement n'avait pas été suivi et il s'était retrouvé à la porte. C'est ainsi qu'à vingt-deux ans, il avait décidé de prendre la route avec ses camarades à bord de la Renault R4 de Marco pour une vie de vagabondage à la recherche des plaisirs que pouvait leur offrir le monde. Il alternait entre exubérance et légèreté. Explosant d'une énergie communicative pour ensuite plonger sciemment dans un état proche du végétatif à cause de la marijuana qu'il fumait.

Pierre avait une beauté qui ne laissait pas Camille indifférente. Il avait eu la galanterie de lui laisser sa tente prétextant préférer dormir à la belle étoile. La nuit soi-disant l'inspirait, lui qui se prétendait écrivain. Il disait que sa plume était le prolongement de son esprit. Il aimait dire qu'il était un poète maudit, car il n'avait pas encore trouvé sa muse.

Au-delà de l'aubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant