27 - Derrière la vitrine d'une librairie

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À travers la vitrine de la librairie, Camille voyait son passé évolué entre les rangées de livres. Sa photo lui avait réchauffé le cœur, le voir ainsi bouger lui arrachait les tripes. Elle réalisait à quel point il lui avait manqué. Ce manque qu'il avait évoqué dans le texte qui portait le surnom qu'il lui avait donné. Elle le ressentait, maintenant qu'elle le retrouvait. Ses meilleurs souvenirs de jeunesse avaient été avec lui.

Le recueil avait été publié en 1973, soit trois ans après leur séjour en Ardèche. À l'aide de mots qu'il avait pris le temps de choisir, il lui faisait une déclaration d'amour à travers le temps. Il lui en avait fait des centaines de fois, mais celle-ci venait conclure toutes celles qu'il lui avait déjà écrites. Il avait retranscrit magnifiquement toutes les émotions qu'il avait ressenties à ses côtés et la difficulté qu'il avait eue à l'oublier. Sa plume n'avait rien perdu de sa splendeur. Sa prose avait toujours été meilleure que ses escapades dans le monde de la poésie. Elle lui avait dit cela, il y avait une éternité. Finalement, il l'avait peut-être écoutée. Elle avait été émue aux larmes en lisant ses phrases qui n'avaient qu'un seul but, celui de lui déclarer son amour éternel. Il aurait pu être écrit pour n'importe qui, et bien des femmes auraient pu se réclamer de ses mots s'il n'avait pas évoqué l'Ardèche ou la 4L. Elle était la seule à savoir qu'il lui était dédicacé. Elle avait été la seule et unique Promesse de l'aube de sa vie, celle qu'il avait chérie. Mais qu'en était-il à présent ? Après tout, ce texte avait cinq ans et le temps était un outil puissant au service de l'oubli.

Chose étrange, il n'évoquait pas Michèle dans son texte, comme si cette relation cachée n'avait pas mis fin à la leur. Selon lui, elle était juste sortie de sa vie sans réelle explication. Ce n'était pas l'unique point qui l'avait dérangée. Il avait utilisé beaucoup de métaphores et certaines l'avaient laissé perplexe. Toute une partie de son texte était incompréhensible pour Camille. Elle avait eu l'impression qu'il ne parlait pas d'elle. En lisant le chapitre sur la carte double « ange/diable », elle s'était demandé si ça la concernait. Elle avait toujours été constante avec Pierre et pourtant il avait perçu une dualité dans sa manière d'être. Elle ne se connaissait pas cette part d'ombre qu'il évoquait et à laquelle il semblait avoir eu accès. Elle s'était demandé à quoi il pouvait bien faire référence.

Finalement, elle s'était dit qu'il faudrait qu'elle se confronte à son passé pour mieux le comprendre. C'était la raison pour laquelle elle n'était pas restée chez elle et avait fait le choix de venir à sa séance de dédicace. Cela faisait cinq minutes qu'elle l'observait depuis le trottoir d'en face sans oser entrer. Elle ne pouvait plus nier qu'elle avait envie de le voir, de lui parler, de le toucher. Le temps d'un battement de cil, il avait été l'amour de sa vie. Qui d'autre pouvait prétendre à ce titre ? Personne. Ce fut la seule période de son existence qui ne fut pas la proie du chaos. Ensuite un gouffre s'était ouvert sous ses pieds, l'engloutissant pour des années. L'ombre avait fini par se dissiper. Il était peut-être temps d'imaginer un avenir et elle envisagea que le passé puisse se conjuguer au futur. Mais avant tout, ils devaient avoir une discussion.

La présence de Pierre Bourgeois dans une librairie d'Aix-en-Provence n'avait pas déplacé les foules. Ce qui n'avait rien d'étonnant, car Pierre était un jeune auteur méconnu présentant un premier roman. Il était en promotion sur les routes de France, probablement envoyé par sa maison d'édition qui espérait rentrer dans ses frais. Peut-être qu'à Paris il avait une petite notoriété, il n'en était apparemment rien en province. Ce n'était certainement pas l'évènement qu'avait souhaité la libraire. Sa fille avait dû l'influencer pour faire venir le bel homme qui lui souriait chaque fois qu'elle passait devant l'affiche publicitaire. Elle avait dû prétexter un afflux supplémentaire de clients, mais son but inavoué était bel et bien de faire du charme à l'écrivain dans l'espoir qu'il l'amène avec lui loin de cette boutique et de sa mère. Comme la plupart des filles de son âge, elle avait comme souhait d'avoir une vie faite de champagne avec un homme riche. C'était du moins ce que pensait Camille en entrant dans l'échoppe.

La vendeuse par filiation s'employait avec vigueur à capter l'attention de l'auteur. Elle avait mis ce qu'elle pensait être sa plus belle robe, peut-être même la plus sexy, et gloussait comme une dinde. Alors qu'elle se pliait en deux en un fou rire beuglé, elle en profita pour toucher le bras de Pierre. Camille trouva son attitude exagérée, plutôt pathétique. Mais elle n'était plus tellement objective, car la jalousie s'était emparée d'elle. Cette pauvre fille déguisée comme pour mardi-gras avec son maquillage de prostitué de l'Est n'avait pas le droit de poser la main sur celui qui était capable de sublimer l'amour avec des mots. Cependant, Camille n'arrivait pas à faire un pas de plus dans cette échoppe, ne serait-ce que pour la remettre à sa place.

Pierre lui tournait le dos. Sa voix, cette voix qu'elle n'avait pas entendue depuis huit ans, emplissait son être. Elle résonnait en elle, réchauffait son cœur. Ce qu'il disait n'avait aucune importance. Il faisait son coq face à cette pauvre fille qui jouait sa parade amoureuse tragique. Elle n'avait pas vu l'alliance qui pendait au doigt de l'homme qu'elle convoitait. Camille ne voyait que ça. Pierre était marié. Qui était cette madame Bourgeois qui partageait sa vie ? Michèle fut le premier prénom qui lui passa par la tête.

Un nuage venait de traverser son ciel, présageant la pluie. Avant qu'elle ne tombe, elle préféra rebrousser chemin.

Alors qu'elle allait repasser la porte, elle l'entendit l'interpeller.

- Mademoiselle, vous partez déjà ?

Un silence se fit. Camille ne se retourna pas. Elle avait la main sur la poignée de la porte qui aurait pu l'amener loin de cette situation qu'elle ne savait pas comment gérer. Le temps semblait s'être arrêté. Bien qu'elle ne puisse pas le voir, elle savait. Elle savait qu'il l'avait reconnu.

- Promesse de l'aube ?

Personne ne l'avait plus nommée ainsi depuis longtemps. Il aurait pu l'appeler en utilisant son véritable prénom, il avait choisi sciemment d'évoquer le passé. Partir ou rester. Il n'y avait que deux choix possibles et aucun ne lui semblait bon à ce moment-là. Elle ne pouvait pas partir en courant, il l'aurait rattrapé. Tout compte fait, il n'y avait plus qu'une seule décision à prendre.

Elle se retourna pour se retrouver face à face avec l'homme qu'elle avait aimé. Sur son visage, elle pouvait lire de la joie. De celle qui est ressentie avec une telle intensité qu'on ne peut éviter les larmes d'imposer leur présence. Il se précipita pour l'enlacer et elle le laissa faire. Elle retrouvait ce cocon où elle avait aimé se blottir. L'odeur de sa peau était une présence rassurante. L'enclos de ses bras, une barrière qui la protègerait des dangers de ce monde. Son souffle sur son cou, la flamme qui allumait un brasier ardent dans son bas-ventre.

Camille était enfin chez elle.

Au-delà de l'aubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant