10 - L'un de nous ne peut pas se tromper (One of us cannot be wrong)

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La meute avait passé son après-midi à danser, d'autres auraient dit à se trémousser de manière animale. Les groupes sur scène avaient exprimé leur rage contre la société, le sexe que l'audience devait pratiquer les uns avec les autres sans restriction, leur plaisir d'être défoncés ou encore la mélancolie que l'on ressent lorsque l'on perd un être aimé. Sans avoir besoin de substances hallucinogènes, Camille avait laissé son corps être dirigé par son instinct. Ça lui avait fait du bien de pouvoir être elle-même sans avoir peur du jugement de ses pairs et surtout sans que quelqu'un veuille la contraindre à être une fille bien sous tout rapport. Sa nouvelle ligne de conduite était qu'elle devait profiter pleinement de sa jeunesse, car elle n'avait qu'une vie et que pour l'instant on ne lui avait pas laissé l'occasion de faire ses propres choix.

Ici, elle n'avait pas de parents pour lui dire comment se comporter. Ici, il n'y avait pas de lois, de code de conduite ou de règlement. Ici, le regard de Dieu s'était détourné et c'était mieux ainsi.

À la fin du festival, elle retournerait probablement chez elle la queue entre les jambes pour prendre une rouste par son père. Dès que la porte d'entrée se sera refermée sur elle et son espoir d'évasion, l'enfer deviendrait son quotidien. Loin des regards des voisins et des amis qui pensaient avoir à faire à une famille parfaite sans aucun problème, Camille vivrait douloureusement, en silence, le dictat de son patriarche. Leur lien, si minime qu'il puisse encore être, serait brisé à tout jamais. Il s'empresserait de lui trouver un « bon mari », s'il y arrivait, pour être débarrassé de ce fardeau incontrôlable qu'était sa fille. Elle serait dès lors la charge de quelqu'un d'autre, et elle supposait que ce serait un soulagement pour René père. Il allait la proposer à un des fils de ses amis. Un de ces jeunes hommes pédants et exécrables qu'elle côtoyait parfois dans des dîners. Ils n'attendaient que de prendre l'ascendant sur une épouse soumise à leurs exigences. Ils voulaient des maîtresses de maison présentables en société et l'amour, tel qu'ils le concevaient, ils iraient le chercher dans les bras des prostitués. En attendant son Apocalypse, Camille avait choisi de profiter pleinement de cet espace de liberté qu'était le festival.

À la nuit tombée, Leonard Cohen investit la scène. La sensualité de sa voix réchauffait le cœur et échauffait les sens. Camille se laissa entrainer par Pierre à l'écart de la foule. Elle avait mis la robe qu'on lui avait offerte et dans laquelle elle se sentait jolie. Elle avait bien vu l'effet que cela avait provoqué chez les garçons. Elle s'était moquée de Patrick et Marco en leur faisant une remarque sur le fait qu'ils bavaient en la regardant et que ce n'était pas très gentleman. Marco avait juste fermé la bouche, mais le quarantenaire du groupe, avec son ironie habituel, avait fait des courbettes, puis avait mis ses deux mains sur sa poitrine pour surjouer la surprise et dire :« Que Madame la baronne veuille bien m'excuser ! ». Il pouvait bien se gausser, elle l'avait mise pour Pierre et rien que pour lui. Elle voulait qu'il n'ait d'yeux que pour elle. Son but était atteint, car il n'avait cessé de la dévorer du regard tout l'après-midi.

Seuls dans les bois environnant le concert, ils joignirent leurs corps à leurs âmes. Leurs caresses furent les prémices de la découverte de leurs sens enfiévrés par leur désir. Leurs mains se joignaient pour prouver leur union, puis se dénouaient, car ils ne pouvaient empêcher leurs doigts de vouloir courir sur la peau de l'autre pour y tracer des sillons de frissons. Ils goutaient leurs lèvres comme si elles pouvaient leur donner la vie éternelle et ils s'y abreuvaient avec fougue. Obsédés par la peur de se perdre, ils se cherchaient du regard entre chaque pulsion intense qui les obligeait à les fermer. Leurs phéromones exaltaient leur passion. Ils s'enivraient de l'odeur de leurs peaux qui était pour eux celle de l'amour. L'un contre l'autre, ils entrèrent en osmose, en une communion des corps et des esprits. Ils ne firent plus qu'un.

La voix du crooner sur scène était leur cocon. Elle les enveloppait de sa chaleur bienveillante.

Camille exultait. Ses reins se cambraient sous les assauts de son partenaire. Elle n'avait jamais éprouvé de sensation aussi intense. Tout en retenue, elle prenait plaisir à sentir le désir l'envahir. Elle essayait vainement de le contenir pour ne pas être submergée. Une chaleur montait de son bas-ventre et la pénétrait jusque dans son être intérieur. Elle se transforma en un brasier ardent qui la consuma, cherchant à l'attirer vers une jouissance qui lui était jusqu'alors inconnue et qui lui faisait un peu peur. Elle ne voulait pas y céder. On lui avait appris à taire ses émotions, mais comment combattre la sublimation des sens. Elle devait se faire confiance et accepter de perdre le contrôle. Son cœur poursuivait sa course folle dans sa poitrine. Son épiderme, ses seins gonflés par l'excitation, son sexe, réclamait toujours plus de caresses. L'acceptation était la seule voie pour ne pas frustrer ce corps qui demandait un aboutissement à cette envolée sensuelle. Camille laissa avec délice la passion gagner cette bataille perdue d'avance contre ses convictions. Elle capitula face à l'orgasme qui lui fit perdre toute maîtrise d'elle-même. Dans un cri de jouissance, elle se libéra de ses dernières chaînes, celles qui l'empêchaient de s'abandonner à son amant. Elle se sentait invincible. Elle se sentait femme. Elle pouvait être ce qu'elle voulait ; forte, sensible, décisionnaire ou même soumise. Elle pouvait faire ses propres choix. Elle était accomplie. Elle plaignait les ignorants qui ne savaient pas que l'on pouvait ressentir dans l'accomplissement de l'acte une telle puissance. Une puissance qui la rendait plus sûre de sa féminité.

L'extase ne fut pas une fin en soi. Pierre continua de la couvrir de baisers. Ils restèrent allongés l'un contre l'autre, écoutant Cohen terminer son récital, et dans un souffle, il lui susurra au creux de l'oreille un « je t'aime ». D'abord surprise, elle lui répondit « moi aussi ». Quelle douce sensation de se sentir enfin aimer se dit-elle.

Au-delà de l'aubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant