De feu et de glace

Chapitre 6

Ingrid

Lucas claque des doigts pour me tirer de ma rêverie éveillée. Absorbée par la dispersion des miettes de pains sur la nappe blanche, je me raidis. D'un revers de la main, il les balaie.

— Tu n'as rien à me dire ? Qu'est-ce que tu es devenue chiante ! T'étais pas comme ça avant.

Je hausse les épaules d'un air blasé.

— Je me suis dit que cet été nous pourrions aller rendre visite à ta mère. Qu'en penses-tu ? Elle est bien venue squatter chez nous à Noël, ça me semble normal qu'elle nous rende tôt ou tard la pareille. D'ailleurs, maintenant que j'y pense, ça fait deux ans qu'on est ensemble et nous ne sommes jamais allés là-bas. Tu ne veux pas que je sache où vit ta mère, c'est ça ? Tu as peut-être quelque chose à me cacher à Stockholm ?

Mon cœur rate un battement. Des gouttes de sueur perlent le long de mon dos nu. Je me demande s'il entend mon rythme cardiaque grimper en flèche de l'autre côté de la table. La panique me gagne. Il sait. Il a tout deviné. Je ne vois pas d'autre explication. Sinon pourquoi Lucas me poserait une telle question ?

— Non, ça n'a rien à voir. Je sais que tu aimes buller sur la plage. En Suède, la mer est très froide et ne dépasse pas dix-huit degrés en été. Et encore. Mais si tu veux, je pourrais fermer ma boutique deux semaines au mois de juillet. Ainsi, nous pourrions loger chez ma mère, prendre sa voiture et visiter le pays, qu'en dis-tu ?

Je plaque un sourire forcé sur mon visage en espérant paraître naturelle, alors qu'au fond, je suis morte de trouille. L'estomac noué, je prie pour que Lucas croie à mon mensonge. Même si au fond, il a raison. Il ne connaît pas l'adresse de ma mère, et c'est volontaire.

— C'est une excellente idée. Ces vacances ne nous coûteront pas chères. Que demander de plus ? s'extasie-t-il.

Oh, trois fois rien. Que tu t'étouffes dans ton sommeil, par exemple ?

J'acquiesce puis lève mon verre de gewurztraminer.

— Je te propose de trinquer à nos futures vacances !

Il s'étonne de mon geste, mais joue le jeu. Moi qui pensais être une piètre comédienne, je me découvre des talents insoupçonnés.

Une fois le dessert avalé, je ne cesse de faire semblant de bailler, histoire de faire croire à Lucas que je suis fatiguée. En réalité, j'ai si froid dans ma tenue digne d'une soirée d'été que je ne sens plus mes orteils dans mes ballerines dorées. Je n'ai qu'une hâte, me blottir sous la couette.

— On s'en va ? me propose-t-il enfin après un deuxième café.

Je hoche la tête, ravie que cette soirée touche à sa fin.

— Oui, je veux bien.

En sortant du bâtiment, Lucas marche si vite que je dois trottiner pour réussir à le suivre. Après deux ans de relation, il ne comprend toujours pas qu'avec mon mètre soixante-cinq, mes jambes ne sont pas aussi longues que les siennes. Lui, mesure vingt centimètres de plus que moi. Quand il fait un pas, je dois en faire deux pour maintenir son rythme.

Quand nous arrivons devant la porte de la suite, il s'agace, visiblement éméché, de ne pas réussir à rentrer la carte magnétique dans le lecteur. Il tremble. C'est mauvais signe pour moi. Lorsqu'au bout de plusieurs tentatives, le voyant devient vert, il ouvre la porte à toute volée, si bien qu'elle claque contre le mur. Je n'essaie pas de le calmer, c'est peine perdue. Sans me jeter un regard, Lucas s'enferme dans la salle de bain et file sous la douche. Son attitude me laisse perplexe mais ça fait bien longtemps que je ne cherche plus à comprendre son comportement.