Chapitre 29

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Vinny

Avant même de pousser la porte du théâtre, je sais que je vais être confrontée à quelque chose d'inhabituel. C'est un truc qui remue au fond de mon ventre. Comme un petit insecte secoué de soubresauts. J'en ressens les frissons à la base de ma nuque. Un pressentiment étrange et désagréable. Je suis en retard d'une quinzaine de minutes et pourtant, Oliver n'est pas encore venu me hurler de me bouger le cul. Ce n'est pas dans son habitude, mais il y a autre chose. C'est dans l'air, ça flotte autour de moi, ça vient effleurer les bordures de mon esprit. Je ne sais pas si j'ai vraiment envie de découvrir ce qu'il y a derrière cette porte. J'actionne la poignée en retenant mon souffle. La porte s'ouvre dans un cliquetis.

Oliver est allongé sur le piano. Il a refermé la partie du haut pour rendre le dessus complètement lisse. Ses longues jambes ciselées pendent dans le vide. Ses mains, liées, reposent sur son ventre plat, qui se soulève légèrement au gré de ses respirations. La première pensée qui me vient, c'est que je n'ai pas mes crayons. Le tableau qui s'offre à moi est si captivant que j'aurais aimé l'immortaliser. À la place, sans vraiment réfléchir, je sors mon vieux téléphone de ma poche arrière. Je prends la photo, les doigts légèrement tremblants. La qualité est pourrie, la luminosité mauvaise, mais le rendu est tout de même époustouflant.

Sans le quitter des yeux, je m'avance dans les marches. Il est tellement immobile qu'il donne l'impression de dormir. Pourtant, lorsque je me retrouve sur la scène, je constate que ce n'est pas le cas. Il a les yeux bien ouverts, posés sur un point invisible au-dessus de lui. Mais s'ils avaient été fermés, ça aurait rendu exactement la même chose ; c'est comme si je ne les voyais pas vraiment. Bien sûr, la prunelle est là, enroulée autour de l'iris comme une rivière d'or qui coulerait dans la neige. Pourtant, son regard est complètement inerte, presque vitreux. Le garçon sur le piano est une coquille creuse. Si son âme était composée de cordes, elles résonneraient indéfiniment à l'intérieur de l'espace vide. Sans vraiment réfléchir, je me hisse sur l'instrument. Je m'allonge à côté de lui, dans la même position. Les spots de lumière m'agressent les rétines, alors je choisis un point dans l'ombre du plafond et je fixe mon regard dessus. Oliver ne bouge pas d'un pouce. Nos bras se touchent presque. Je sens la dureté du bois contre mes omoplates.

Nous passons les cinq minutes suivantes dans un silence presque parfait, seulement perturbé par le bruit de nos respirations. Je suis sur le qui-vive. J'attends avec une certaine appréhension quelque chose qui est sur le point d'arriver ; quelque chose d'important.

– Est-ce que tu penses à eux ?

Sa voix n'est qu'un murmure rauque et cassé. J'y perçois des fêlures immenses, trop larges pour être réparées. Après une mince hésitation, je tourne lentement la tête vers lui. Je n'ai pas besoin de lui demander de qui il parle. J'observe son profil qui semble taillé dans du marbre. Son expression est indéfinissable. Plus grande que la tristesse, plus lourde que la douleur et plus puissante que le manque. Un cocktail amer de toutes les émotions négatives, qui se confondent les unes dans les autres pour former une boule d'anéantissement opaque. Ses yeux sont perdus dans le vide, son visage dur.

– Tous les jours depuis deux ans, avoué-je à voix basse.

Cette confession me fait monter les larmes aux yeux. Il ferme les siens, une fraction de secondes. Sa pomme d'Adam monte et descend dans sa gorge. Il prend une inspiration tremblante.

– Comment tu fais pour le supporter?

Ses longs cils reposent sur ses joues éclaboussées de taches de rousseur. Quelques mèches de cheveux - dorées sous les néons - viennent reposer sur le haut de son front. Il paraît aussi vulnérable qu'un enfant ; aussi torturé qu'un homme. Je m'humecte les lèvres, sans trop savoir quoi répondre. Il n'y a pas de solution secrète pour surmonter une perte - et je n'ai pas encore trouvé la façon de m'en remettre complètement.

– J'essaye d'avancer, finis-je par murmurer.

Il ouvre soudainement les yeux et vient les planter profondément dans les miens. Ils sont luisants.

– Et pour la culpabilité?

Je me crispe une seconde, persuadée qu'il est sur le point de déchaîner sa colère contre moi et mon père, comme à chaque fois que le sujet est abordé. Sauf que quelque chose change tout. Quelque chose que je n'avais jamais remarqué avant, à part peut-être la fois chez Ronan, où il était complètement bourré. Je n'en avais pas tenu compte. Et pourtant, si j'avais compris plus tôt, ça aurait peut-être modifié le cours des événements. Je réalise soudainement que la réponse était devant mes yeux depuis le début. J'en ai le souffle coupé ; et la nausée aussi, un peu. Je parviens enfin à déchiffrer le reflet que j'ai aperçu tant de fois dans ses yeux. C'est de la culpabilité. Énorme, monstrueuse et ravageuse. Sa culpabilité à lui.

– C'est notre faute, Vinny. C'est presque comme si on les avait tué, souffle-t-il, les yeux hagards.

Je me mets à secouer la tête, les prunelles rivées aux siennes.

– Il serait temps de te pardonner, Oliver.

Son regard se met à briller. La phrase qui s'échappe ensuite de mes lèvres n'est pas plus haute qu'un filet de voix:

– De nous pardonner.

Il cille et son regard quitte le mien. Les sentiments qui défilent sur son visage me font comprendre qu'il a toujours été question de ça, en fait. Comment t'as pu passer à côté de quelque chose d'aussi gros? Je repense à toutes ces nuits que j'ai passées à me tourner et à me retourner dans mes draps, la rage au ventre et les larmes aux yeux. Ces nuits entières à me demander ce qui avait pu si mal tourner dans son esprit pour qu'il en arrive là. Je comprenais ; je comprends toujours aujourd'hui. Le problème, c'était mon père. Oliver n'arrivait pas à me dissocier de lui. J'étais sa fille et je partageais son sang. Il ne l'aurait jamais rencontré si je n'avais pas existé. Mon frère n'aurait jamais connu sa sœur. Alors, bien sûr qu'il était logique qu'il préfère couper les ponts pendant un temps. C'était trop douloureux de rester ami avec moi alors que nous partagions les mêmes fantômes. Mais sa haine envers moi est devenue trop brûlante pour que ça n'ait été que ça. En fait, il y a toujours eu autre chose. Les remords. Les remords les remords les remords les remords les remords. Ils lui reviennent à la gueule à chaque fois qu'il est avec moi. La culpabilité s'accroche à lui comme une sangsue ; elle lui pompe son énergie comme si c'était du sang. Et je comprends. Je comprends parce que j'ai ressenti la même chose.

Mais peut-être que je suis moins prédisposée à la haine de soi que lui. Parce que je m'en suis remise et j'ai fini par comprendre que ce n'était pas de notre faute. On ne pouvait pas savoir. Oliver n'a pas réussi à se débarrasser de cette idée horrible que c'était de sa faute. De la nôtre à tous les deux. Lui et moi. Alors, forcément. Quoi de mieux pour se rappeler nos erreurs que de devoir rester en contact avec la personne qui les a commises avec nous ? Il ne voit pas que mon père, lorsqu'il me regarde. Il se voit lui, aussi. Il voit les cadavres qu'il pense avoir tué. Tous les hurlements qu'il m'a adressés lui étaient aussi destinés, par procuration.

Il finit par retrouver mon regard. J'y lis du doute, de l'indécision et une minuscule lueur d'espoir. Peut-être que pendant un instant, il s'autorise à s'imaginer une vie sans ces regrets dévorants. La seconde d'après, l'éclat a disparu. Ses yeux se durcissent à nouveau et je le perds encore une fois. Il s'assoit au bord du piano. Il me regarde par-dessus son épaule. Il ouvre la bouche pour parler et je ne veux pas entendre ce qu'il a à me dire.

– Je pense pas qu'on le mérite.

La minute d'après, la porte du théâtre claque. Il s'en va avec le dernier bout de mon cœur - et je le laisse partir.

Les touches noiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant