Oliver
Vinny claque violemment le battant de la grande porte derrière elle, assez fort pour en faire vibrer la chambranle. Elle disparaît dans l'entrebâillement et pourtant, c'est comme si elle était toujours là. Sa présence est dans l'air, incrustée dans les volutes de poussière. Je me retiens de balancer un coup de poing dans le piano. Je prends quelques inspirations tremblantes pour essayer de me calmer. Respire, connard. Respire. Parce que même ça. Même ça, putain. Le piano. L'une des seules choses qui arrive à me vider l'esprit des idées noires. Quand je joue, parfois, je suis presque heureux. Elle va réussir à m'enlever ça.
J'ai un rire sans joie ; le genre de ricanement qui fait monter les larmes aux yeux. Mes pupilles se fixent sur du vide, mes doigts tressautent contre mes genoux, mes épaules s'affaissent et putain. Elle bousille tout. Tout. Si elle met sa menace à exécution, si elle me balance et que je n'ai plus la possibilité de venir me réfugier ici, je ne sais pas ce que je ferai. Un truc moche, sûrement. Vraiment moche. Je n'ai jamais eu l'intention de dire quoique ce soit, à propos de son père. Je pense qu'il y a des limites à ne pas dépasser. Mais là. Là putain. Je crois que je n'hésiterais pas une seule seconde. Si elle veut jouer au jeu de celui qui finira le plus cassé, pas de soucis. Je suis partant. Pourquoi c'est pas Gioia qui est venu nettoyer? Je suis presque sûr que ça a un rapport avec sa saleté de chat. Si je le vois, je jure que je le mange.
Je considère le clavier d'un œil que je sais morne. J'ai pénétré dans le théâtre pour m'échapper quelques heures de l'intérieur de mon crâne et souffler un bon coup. Et j'ai envie de me remettre à jouer. J'ai envie de faire sonner les notes, encore et encore, jusqu'à ce que l'angoisse s'endorme. Mais mes phalanges restent fermement appuyées contre mon jean et je n'y arrive plus.
Je me relève lentement, en sentant chaque fibre de mon corps protester. Se lever, ça veut dire quitter la salle et revenir au monde réel, bien crade et bien cassé; pourri jusqu'à la moelle; rongé par les parasites. D'un saut maladroit, j'atterris sur le parquet. Ma tête est trop lourde sur mes épaules. J'ai mal à la nuque, un peu – à force de rester penché sur le clavier. D'habitude, c'est une bonne douleur. Une douleur qui rappelle la texture de l'ivoire et les morceaux qui ont pris vie sous mes doigts. Je me laisse tomber sur le sol, en calant ma tête contre le devant de la scène.
J'ai envie d'aller la chercher. De l'attraper par le bras et de la secouer jusqu'à ce qu'elle promette de ne rien dire à personne. Je ferme les yeux. Derrière mes paupières, notre conversation défile à toute vitesse.
«Tu sais ce que je vois, moi, à chaque fois que je croise ton regard ? Les yeux de ton père.» Ce n'est pas vrai. Ou du moins, pas exactement. La vérité est bien plus sombre, bien plus enfouie au fond de moi. Elle n'a pas besoin de le savoir. C'est mieux qu'elle pense que je la hais pour les conneries d'un autre. Ça me permet de la garder à l'écart. Plus l'homme est cruel et injuste avec l'un de ses semblables, moins celui-ci cherche à revenir. C'est ce dont j'ai besoin; qu'elle ne revienne pas. Qu'elle ne revienne plus jamais. Je ne pourrais pas le supporter. Ça m'obligerait à vivre avec ce sentiment horrifiant chaque seconde de chaque minute. Ça me forcerait à me rappeler à chaque fois que je lui parle, à chaque fois que je croise son regard. Je ne peux pas.
Elle ne doit pas le savoir; parce qu'elle essayerait de me faire changer d'avis. Je n'ai pas envie de changer d'avis. Je la hais. Chaque parcelle d'elle. Je hais tout ce qu'elle représente. Vinny Adams est une putain de nuisance.
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Les touches noires
RomanceL'amitié de Vinny et Oliver a toujours sonné comme une évidence. Le genre de relation unique, grandiose et indicible qui remue au plus profond de l'âme. Jusqu'au dix-huit janvier de l'année de leurs quinze ans. Jusqu'à l'horreur, les larmes et les f...