Vinny
Il a été infect toute la semaine. Moi aussi, lorsque l'on ne s'ignorait pas totalement. Samedi, je suis partie directement après le travail. Je n'ai pas cherché à savoir s'il avait pris la peine de venir au conservatoire. Je n'avais aucune envie de me retrouver seule avec lui. Je me suis donc contentée de mon clavier en papier et de tutos YouTube. Ce soir, je me suis rendue au travail à contrecœur. Je suis complètement exténuée. J'ai quitté l'appartement en retard parce que j'ai passé près d'une heure à consoler Orion, qui pleurait sans vraiment de raison. Aiden, lui, a déambulé dans l'appartement comme un fantôme toute la journée. Je n'ai pas eu le temps de manger. Je ne suis pas sûre d'en avoir eu vraiment envie, de toute façon. Toute la fatigue de la semaine m'est retombée dessus sans prévenir.
J'ai passé mes soirées à veiller tard le soir pour finir mes devoirs et les tâches ménagères. Et quand, enfin, dans la nuit, j'avais achevé tout ce que j'avais à faire, je ne parvenais pas à trouver le sommeil. Je restais prostrée au fond de mon lit à fixer le plafond, la lumière allumée. J'étais angoissée. Par les cours, par l'humeur de mes petits frères, par le surmenage de ma mère, par l'attitude d'Oliver et par la personne qui m'avait suivie dans la rue. Je ne pouvais pas m'empêcher d'aller sur Instagram pour réexaminer la photo, encore et encore. Je n'ai pas encore bloqué le compte. Je ne sais pas pourquoi. Je n'ai plus rien reçu, depuis. Peut-être que cette histoire est bel et bien finie, après tout.
Devant la porte du théâtre, j'hésite. Je suis crevée. J'ai la boule au ventre. Je me sens mal. En entrant là dedans, je risque de finir encore plus en vrac. Je déglutis. Je lorgne la porte d'un œil morne. Je m'avance. J'appuie sur la poignée. Laconiquement. J'entre en poussant un soupir résigné. Oliver joue du piano. Je m'arrête sur le seuil de la porte. Il a la tête penchée au-dessus du clavier, les yeux entrouverts derrière les mèches qui lui retombent sur le front. Les muscles de son dos roulent harmonieusement sous son T-shirt blanc. Sa peau brille sous les néons. La mélodie est douce. Ses doigts courent à toute vitesse sur les touches. Il n'a même pas de partition. Je serre mes bras autour de mon corps pour tenter de supprimer les frissons qui m'ont recouvert la peau. Je ne le quitte pas des yeux. Il est époustouflant. Il est beau.
La dernière note résonne plusieurs secondes dans les airs. Oliver laisse ses mains glisser du clavier. Elles retombent lourdement sur ses genoux. Il passe la minute suivante à regarder dans le vide, le corps affaissé. Il me fait penser à un spectre, vide et terne. Il relève la tête vers moi. Sans vraiment m'en rendre compte, je me suis rapprochée - assez pour avoir une vue imprenable sur son visage. Il ne prend même pas la peine de cacher son expression. C'est pour dire à quel point il est épuisé. Avec moi, il respire presque toujours l'assurance et la nonchalance. Pas aujourd'hui. Ce ne sont même pas les cernes, le teint blafard. Pas même ses yeux gonflés, peut-être par les larmes. Non. C'est quelque chose au fond de son regard. Un truc trop grand pour que ses yeux puissent tout contenir, qui se déploie tout autour de lui. Vous savez ce qui est ironique? Il est encore plus beau lorsqu'il est triste, ce connard. Il ressemble au héros d'une pièce tragique.
Nous nous toisons en silence, immobiles. J'escalade la scène, me retrouve à côté de lui et m'assois sur la chaise en aluminium. Nous restons à regarder dans le vide, sans prononcer un mot.
– J'aurais pas dû.
Je tourne la tête vers Oliver. Il garde obstinément les yeux fixés sur un point devant lui. Il a les mâchoires serrées et ses mains, jointes sur ses genoux, s'accrochent l'une à l'autre compulsivement.
– De quoi tu parles?
Il s'humecte les lèvres du bout de la langue.
– Les choses que j'ai dites, le lendemain de la soirée chez Ronan. Sur ta mère. Sur...
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Les touches noires
RomansaL'amitié de Vinny et Oliver a toujours sonné comme une évidence. Le genre de relation unique, grandiose et indicible qui remue au plus profond de l'âme. Jusqu'au dix-huit janvier de l'année de leurs quinze ans. Jusqu'à l'horreur, les larmes et les f...