Chapitre 11

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Oliver

Le plafond de ma chambre est violet. Une sorte de mauve terne qui tire sur le gris si on le fixe trop longtemps. C'est une création de ma mère. À chaque fois que mon père et elle rentrent à la maison, elle a cette manie étrange de repeindre tous les plafonds de l'appartement d'une couleur différente. Elle n'a jamais manqué à cette coutume. Pourtant, depuis mes dix ans, la teinte du plafonnier a changé moins d'une dizaine de fois. Celui de ma chambre, ça fait trois mois qu'il est de la même couleur. Et ça fait trois mois que je n'ai pas revu mes parents.

Lorsque j'étais enfant, ça me foutait tellement en vrac que je chialais tout le temps. Le matin en me levant, le soir en me couchant. J'observais les parents de mes amis à la sortie de l'école, et je me disais amèrement : « Ils doivent avoir un plafond normal, eux. Et puis des parents normaux ». Lorsque les miens rentraient de leurs voyages aux quatre coins du globe, avec leur vanne délavé et leur allure de hippies, j'avais envie de hurler, de m'accrocher à leurs vêtements, de crever les pneus de leur épave et juste emmenez-moi avec vous, s'il vous plaît. En se fendant d'un sourire distrait, ils me tapotaient gentiment la tête en répondant : « Toi aussi tu nous as manqué, fiston ». Puis ils m'offraient deux ou trois babioles pour se faire pardonner, avant de repartir se fourrer on ne sait trop où dans le courant du mois. J'étais un enfant très collant à l'époque, qui s'accrochait à la moindre petite dose d'affection qu'il pouvait récolter. On peut dire que j'étais tombé sur les mauvais parents.

Les années sont passées, j'ai grandi, mon frère et ma sœur ont grandi et ils visitaient de moins en moins. Un jour, ils ont loupé mon anniversaire. Ils sont rentrés deux semaines après, sans me le fêter. Ma mère m'a planté un baiser sur la joue, mon père m'a donné un coup de poing espiègle dans l'épaule et ils ont commencé à bavarder gaiement.

Alors, j'ai compris. J'ai pu voir avec des yeux qui n'étaient plus biaisés par l'amour et l'admiration que les enfants portent à leurs parents. Je les ai regardés. Cette fois-là, je n'avais pas envie de pleurer, de crier ou de les convaincre de rester plus longtemps. Je les ai simplement dévisagé, attentivement. Ils ne ressemblaient pas à des parents. Ils n'en avaient pas l'étoffe. On aurait dit de grands enfants qui avaient eu envie de jouer aux poupées un temps, puis qui s'en étaient lassé.

Pourquoi avoir fait autant de gosses, si c'est pour s'occuper d'eux une fois tous les huit mois ? ai-je été tenté de demander, pour avoir le plaisir malsain de les écouter bafouiller en rougissant. Je me suis retenu. Inutile de gaspiller sa salive.

Achille est apparu dans l'encadrement de la porte de la cuisine et il m'a offert un sourire compatissant, en m'étreignant l'épaule. Mais ce jour-là, je n'en ai pas eu besoin. Pas plus que les jours qui ont suivi. J'avais eu ce déclic irréversible, qui m'avait fait réaliser à quel point ils n'avaient rien d'admirable ou de rassurant. Je n'avais plus l'entrain d'essayer de leurs trouver des excuses; je n'avais plus envie de fondre en larmes.

Longtemps, j'ai essayé de leur construire une allure de vrais parents. J'y ai dépensé trop d'énergie. J'ai compris qu'ils n'allaient pas changer et dès que mon esprit l'a intégré, j'ai décidé que ça ne m'atteindrait plus.

Maintenant, lorsqu'ils daignent faire le déplacement pour faire mine de s'inquiéter de notre bien-être, la vieille rancœur refait parfois surface. Dans ces moments-là, j'ai envie de leur hurler toute ma rage et de les faire sortir de chez nous. A la place, j'attends simplement patiemment qu'ils s'en aillent. Au moins, ils ont la décence de nous envoyer de l'argent régulièrement. Ça couvre les dépenses que les modestes boulots d'Achille ne peuvent pas nous payer.

A partir de mes dix ans, c'est mon grand frère qui m'a élevé. Mes parents n'étaient pas vraiment présents avant, mais lorsqu'Achille a eu dix-huit ans, ils ont décrété que nous avions l'âge de nous prendre en main et de nous débrouiller sans eux. « On ne vous abandonne pas, on veut juste découvrir le monde », disait ma mère à ma petite sœur, à chaque fois qu'elle se mettait à pleurer.

Les touches noiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant