Chapitre 17

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J'ai constaté quelque chose, depuis que je fais le ménage au conservatoire. Il y a un petit coin, d'un angle d'à peine soixante degrés, que j'exècre tout particulièrement. C'est tout bonnement impossible d'y passer le bout de l'aspirateur. J'ai essayé toutes sortes de techniques, mais absolument rien n'y fait. Je suis obligée de retirer l'embout, qui coopère plus ou moins. L'opération me prend toujours au moins cinq minutes, parce que c'est un vieil engin aux pièces mal emboîtées. Je suis assise en tailleur sur le sol du hall et ça fait environ trois minutes que je tire comme une forcenée sur le tube à air pour le décrocher du bout. Lorsqu'il cède enfin, le choc se réverbère dans la totalité de mon corps et me fait tomber à la renverse. Heureusement que je viens de nettoyer le sol.

– Qu'est ce que tu fous ?

La voix d'Oliver me fait sursauter et je manque de m'exploser le crâne contre le carrelage. Je relève la tête vers lui, à m'en dévisser le cou. Je suis toujours assise par terre et il me surplombe de toute la splendeur de son mètre quatre-vingt sept, ses yeux ambrés baissés froidement vers moi. C'est assez embarrassant. Je me relève prestement pour me donner un peu plus de contenance.

– J'me roule une clope.

Il pousse un grognement méprisant.

– Commence pas à faire ta chieuse.

– Arrête d'être con, alors.

Il se contente de me jauger avec mépris. Il a mis un sweat vert sapin, aujourd'hui. Avec un col roulé noir, en dessous. Je n'ai pas besoin de baisser les yeux pour deviner qu'il porte ses éternelles converses. Les noires ou les blanches ?Les noires, je pense. J'y jette un discret coup d'œil. Ah. Les blanches.

– T'es en retard d'au moins quinze minutes, me fait-il remarquer en croisant les bras sur son torse.

À la fin du deuxième cours, qui a été aussi tendu et glacial que le premier, nous avons convenu d'une heure pour nous retrouver.

– Le sol va pas se laver tout seul, me justifié-je d'un ton condescendant.

– Bouge toi, si tu veux qu'on attrape le dernier bus.

Cosa sta succedendo qui, eh ?

Gioia apparaît dans l'encadrement de la porte de service. Ses petits sourcils broussailleux sont froncés au-dessus de ses yeux plissés et elle a les poings sur les hanches.

Niente, Gioia. Scusa per il rumore.

Avec de grands yeux écarquillés, je dévisage Oliver. Depuis quand parle-t-il italien ? Il m' adresse un regard excédé.

– Ma mère est italienne, bouffonne.

– Pas de mauvais mots, Oli ! rouspète Gioia en s'approchant de nous.

Elle lui flanque une petite tape sur le haut du crâne, non sans être obligée de se hisser sur la pointe des pieds.

Je suis de plus en plus perplexe. Ils semblent bien se connaître, tous les deux - et partager une certaine complicité. Et puis je me sens soudainement un peu stupide. C'est parfaitement logique, quand on y pense. Si Oliver n'avait pas connu Gioia personnellement, comment aurait-il pu passer les derniers mois à pratiquer dans le théâtre, alors que cet endroit est censé être nettoyé de fond en comble par la petite dame absolument tous les samedis soirs ? Impossible. Gioia est forcément dans la confidence.

– C'est ton petit fils ? demandé-je à la petite dame en pointant Oliver du doigt.

No per niente, fait-elle.

Je plisse les yeux. Mes trois ans de français ne me sont d'aucune utilité.

– "Pas du tout", traduit Oliver en roulant des yeux.

Les touches noiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant