Chapitre 2

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Un rayon de soleil doux et chaud se répercute sur la surface lisse de la pochette d'un CD. « Abbey Road », des Beatles. Quand j'étais petite, ma mère avait l'habitude de le passer dans les vieilles enceintes de la cuisine. Depuis, nous avons vendu les enceintes, et le disque prend la poussière sur l'une des étagères du salon. Je cligne des yeux, en reculant de quelques pas. L'éclat agressif s'est orienté pile sur ma pupille droite.

– Fais gaffe ! s'exclame Gabriel.

En me déplaçant, j'ai accidentellement renversé une pile de plateaux qui s'entassaient précairement sur le bar. Gabriel les rattrape de justesse et les y repose avec précaution.

– On dirait que t'as fait ça toute ta vie, commenté-je en m'adossant au comptoir.

Gabriel secoue la tête, amusé. Sous le soleil polaire, ses cheveux paraissent encore plus clairs. C'est le garçon le plus blond que j'ai jamais vu. Sa tignasse, presque blanche, a oublié de s'assombrir avec le temps.

– Je suis un mec assez talentueux.

Je plisse les yeux.

– Très modeste. Le lycée privé a une mauvaise influence sur toi.

– Il faut bien que je me glisse dans la peau du personnage, rétorque-t-il, tout sourire.

Je pousse un soupire fataliste.

– Tu pourras jamais être parfaitement intégré sans mocassins, tu le sais.

– J'en ai trois paires. Dont une orange.

Je hoche la tête, en feignant l'admiration la plus totale.

– Ça y est, tu es officiellement un bourge.

– Avec les thunes en moins.

– Certes.

Je m'esclaffe en secouant la tête. Gaby, il habite le même quartier que moi, quelques immeubles décrépis plus loin. Il est même carrément le voisin d'Elio. Leurs balcons se touchent presque, alors il arrive à Elio de passer par-dessus la rambarde pour venir boire de la bière tiède dans des gobelets et manger des pâtes au beurre sur le balcon de Gaby. Je les y rejoins souvent. C'est une sorte de Q-G pour notre trio; les trois meilleurs amis du monde depuis la petite enfance. Il n'est pas très beau, ce balcon. Il est petit, presque trop pour y faire tenir trois chaises en plastique, une grosse boite en bois en guise de table basse et un mug ébréché, décoré d'un «New-York sucks, and Gaby too» au feutre noir. Parfois, l'été, Elio apporte son petit ventilateur orange et au printemps, on y dépose une montagne de plaids. Lorsqu'on était enfants, on s'amusait à y construire des forteresses avec nos oreillers et quelques draps. Cachés sous les couvertures, on mangeait des madeleines en se racontant des histoires, les doigts graisseux.

Aujourd'hui, Gaby et moi nous activons tous les deux derrière le comptoir du Mel's Burger Bar, 1450 2nd Avenue, New York. Gabriel s'adonne à disposer avec précaution des boissons sur un plateau rond, tandis que je m'occupe de la caisse. J'ai horreur de m'occuper de la caisse. C'est d'une monotonie déprimante.

J'ai commencé à travailler à partir de mes quinze ans. L'âge où ma mère a enfin accepté de me laisser éplucher les petites annonces d'internet, placarder des affiches dans des endroits stratégiques et proposer mes services autour de moi. Je me suis mise à passer certains après-midi à promener des chiens et à garder des enfants. Parfois, j'accompagnais ma mère dans les maisons des particuliers et je l'aidais à faire le ménage. Elle était catégorique : elle souhaitait que j'utilise cet argent pour moi, pour me faire plaisir et pour sortir avec mes amis. À l'époque, j'ai trouvé un beau compromis : glisser la moitié de ma paye dans l'enveloppe des impôts, ou alors l'utiliser pour faire les courses. Ma mère a toujours fait mine de ne pas s'en apercevoir. Ça a toujours été une espèce d'accord tacite et silencieux entre nous: on ne parle pas des problèmes d'argent, aussi évident soient-ils. C'est comme le principe de l'éléphant dans le magasin de porcelaine. Si on l'ignore avec assez d'entrain, il finit par faire partie du décor.

Les touches noiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant