Vinny
Je ne sais pas à quoi m'attendre. Je ne suis même pas certaine d'avoir envie de le découvrir, ou de savoir ce que je veux. Le déni est réconfortant et indolore, d'une certaine façon. C'est sans doute pour cette raison que je n'ai pas encore passé la porte ; que je songe même à repartir comme une voleuse, sans toucher à la poignée. C'est le dernier cours. Le dernier cours de piano de toute ma vie. Après ça, peut-être que je n'adresserai plus jamais la parole à Oliver. J'ai le sentiment que les prochaines minutes auront un goût amer de non retour.
C'est avec des doigts tremblants que je pousse le battant, qui s'écarte pour laisser place à la vue panoramique du théâtre. Oliver se lève du tabouret en m'entendant me faufiler à l'intérieur. Il ne me quitte pas des yeux, immobile, tandis que je traverse la salle. Il serre et desserre les poings contre ses flancs en un réflexe anxieux, l'air de partager mon appréhension. Je me retrouve sur la scène, en face de lui, et je ne sais pas quoi dire.
Les néons blancs nous éclairent généreusement ; deux silhouettes immobiles, pâles, l'une en face de l'autre. L'acte final d'une pièce de théâtre qui n'accueille aucun spectateur. Je plonge mes yeux dans les limbes dorées que sont les siens et pendant un instant, je ne sais pas ce que je regarde. Trop d'émotions pour une si petite prunelle, qui se brouillent et se diluent les unes dans les autres.
– C'est le dernier cours, déclare-t-il.
J'ai un bref hochement de tête, et je détourne les yeux. Ce sera sûrement plus facile si je ne le regarde pas.
– On n'aura plus aucune raison d'interagir ensemble, après ça.
Oliver écarquille légèrement les yeux, la bouche entrouverte. Je passe devant lui, la tête baissée, et je m'installe sur le siège de piano.
– Vinny ?
– On a pas besoin de parler, si ?
– Regarde-moi.
Je positionne mes mains sur le clavier en ivoire en refusant de croiser son regard. Il se plante juste devant le tabouret et je sens la brûlure de ses prunelles sur mon visage.
– J'ai fait plein d'erreurs, murmure-t-il.
Sa voix grave sonne comme une sentence irrévocable. J'ai un rire amer et sans joie, alors même que je tente de retenir mes larmes.
– Tu l'as assez répété, tu crois pas ? demandé-je, d'un ton presque trop calme.
Il dépose sa main sur mon épaule et je me relève brusquement en secouant la tête, alors que la réalisation me gagne : je ne sais pas si je vais y arriver, finalement. Mieux vaut en finir immédiatement.
– C'est tout ce que t'avais à me dire ? Parce qu'on peut écourter la séance, dans ce cas.
Il secoue la tête en s'approchant d'un pas.
– Est ce que tu peux me regarder ?
Je clos les paupières, sans répondre.
– S'il te plaît, Vinny.
Je le fais. Je le regarde et je ne sais pas comment je vais repasser les portes en abandonnant notre histoire derrière nous, alors que ses yeux sont capables de me faire pleurer. Il est au bord des larmes, lui aussi. Il se tient bien droit dans son sweat à capuche et son jean délavé, les mains le long du corps et les yeux brouillés par quelque chose de profondément triste.
– Je suis désolé, souffle-t-il. Je suis tellement désolé, Vinny. Pour tout.
Sa voix résonne dans le silence presque total qui nous entoure. Elle ricoche sur les parois en bois de la scène, se brise en million d'éclats et vient se planter dans chaque fibre de mon corps. Il se met à secouer la tête, lentement.
– J'ai pas envie de couper les ponts. J'ai pas envie qu'on redevienne deux inconnus. Et tu peux pas savoir à quel point je m'en veux d'avoir mis tant de temps à m'en rendre compte.
Je me mets à secouer la tête, prenant petit à petit conscience du chemin dans lequel il est en train de s'engager. Est ce que...
– Oliver...
– Je me sentais tellement mal, Vinny, me coupe-t-il, d'un ton presque désespéré. J'me sentais tellement mal et j'étais persuadé que c'était notre faute et que je méritais toute la culpabilité que je ressentais. J'avais l'impression d'être un putain de monstre. Je me suis mis à me détester pour ce que je pensais avoir fait, et à te détester toi aussi. J'ai arrêté d'être ton ami parce que quelque part, ça me permettait d'être moins confronté à l'horreur de la situation. (Il marque une courte pause. Lorsqu'il reprend la parole, sa voix est moins tremblante.) Et aussi parce que couper les ponts avec toi, c'était une belle manière de me punir pour ce que j'avais fait. J't'ai détesté. Je t'ai détesté tellement fort parce que tu me rappelais tout ce que j'avais perdu et à quel point j'étais une mauvaise personne. Mais t'es revenue petit à petit et j'ai pas su l'arrêter. J'ai pas voulu non plus. Et quand je m'en suis rendu compte, c'était déjà trop tard de toute façon. J'aurai dû le savoir, que ce qu'on avait tout le deux pouvait pas s'effacer comme ça. Alors j'ai arrêté d'essayer et tu sais quoi ? C'était extraordinaire. Jusqu'à ce que je pète les plombs au bord du lac. C'était trop d'émotions en même temps, Vinny. J'avais pas encore réglé les problèmes de l'intérieur de ma tête et ça a explosé comme une bombe à retardement. Mais j'ai plus envie de ça. J'ai plus envie de cette relation bancale qui nous fait souffrir tous les deux. J'ai plus envie de te faire du mal. Je veux qu'on redevienne comme avant, Vinny. Et même encore plus que ça parce que mon erreur, c'est pas de t'avoir embrassé. C'est pas de t'avoir tenue dans mes bras et de t'avoir appris la piano. Mon erreur, c'est d'avoir ruiné ce qu'on avait alors que c'est l'une des plus belles choses qui me soit jamais arrivée.
Il reprend sa respiration, les pupilles rivées aux miennes. J'y lis une appréhension presque plus grande que la mienne. Je détourne le regard. Mes yeux se perdent dans le vague et je serre les lèvres pour retenir un sanglot. Je ne sais même pas quoi dire. Le déferlement de tristesse, de soulagement et d'espoir qui gronde en moi me procure un sentiment d'abattement qui me laisse pantelante, les points serrés.
– Comment est-ce que tu veux que je te crois ? soufflé-je en reportant mon attention sur lui. Comment est ce que je peux être certaine que tu changeras pas d'avis à nouveau et que j'aurais encore un peu moins d'estime de moi pour avoir cédé une seconde fois ?
Oliver ne répond pas tout de suite. Il épouse chaque centimètre de mon visage d'un regard doré. Je ne peux pas m'empêcher de me représenter mentalement ce qu'il voit. Une fille épuisée, aussi pâle qu'un fantôme et aussi sombre qu'une ombre, les cheveux attachées en une queue de cheval basse désordonnée, avec un bleu noirâtre sur la mâchoires et des crevasses sous les yeux. Et pourtant, dans ses yeux, j'ai l'impression d'être la plus belle chose qu'il ait jamais vu. Il s'avance encore d'un pas, l'expression grave, le regard empreint d'une sincérité poignante.
– Parce que je suis retombé amoureux de toi, Vinny.
Les larmes dépassent la barrière de mes cils. Je suis incapable de prononcer un mot. Il est amoureux de moi. Je retiens un sanglot.
– Parce que j'ai enfin compris qu'il faut que j'arrête de rester bloqué dans le passé, poursuit-il. Parce que j'ai envie d'aller mieux et parce que je pense que toi et moi, on peut réussir à être heureux. Et je ne peux pas te promettre que ça sera tous les jours tout rose, parce qu'il faudra du temps à la culpabilité pour disparaître complètement, mais j'ai envie d'essayer, Vinny. Parce que j'ai réalisé que t'étais trop importante pour te laisser partir et parce que je t'aime.
Sa voix vacille sur le dernier mot. Il relâche un souffle tremblant, la pomme d'Adam palpitante dans sa gorge.
– Alors, s'il te plaît tu... Tu veux bien qu'on réessaye ?
En un sursaut de réalisation, je franchis le dernier mètre qui nous sépare et je l'embrasse. Son murmure de soulagement s'échoue contre mes lèvres tandis qu'il me serre contre lui, de toutes ses forces. Sa bouche a un goût de larmes, de pardon et de promesses.
– Moi aussi, je suis retombée amoureuse de toi, murmuré-je.
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Les touches noires
Roman d'amourL'amitié de Vinny et Oliver a toujours sonné comme une évidence. Le genre de relation unique, grandiose et indicible qui remue au plus profond de l'âme. Jusqu'au dix-huit janvier de l'année de leurs quinze ans. Jusqu'à l'horreur, les larmes et les f...