En Enfer, la vie était presque toujours palpitante.
L'exception venait de ce démon, Habadon, qui avait cru pouvoir venir discuter avec moi de la pluie et du beau temps, interrompant ma soirée pour me plonger dans un ennui profond. Je méritais ce verre et le repos mais cet espèce de démon aux yeux trop étroits s'était cru digne de mon précieux temps.
Je l'observai tandis qu'il me racontait une histoire qu'il pensait palpitante sur un damné qui aimait écarteler des chats. Ses cheveux gris étaient dressés sur sa tête mais même la lumière pourpre du Devilish n'arrivait pas à le rendre terrifiant. Il parlait sans s'arrêter et j'étais forcé de reconnaître qu'il avait un certain cran à venir à ma table pour me parler comme si nous étions amis.
— As-tu toujours été si peu intéressant ?
Ma voix grave coupa court à sa phrase. S'il saisit la menace qu'avait pu contenir ma remarque, il fit semblant de ne pas comprendre. Ce qui était d'autant plus exaspérant.
— Maître ? bégaya-t-il en avançant son horrible tête vers moi.
Je soufflai et reposai bruyamment mon verre sur la table basse. Je décroisai mes jambes et attrapai sans ménagement son petit menton pointu. Mes ongles s'enfoncèrent dans sa peau et il eut la présence d'esprit de ne pas tenter de se débattre.
— J'ai demandé pourquoi un petit con comme toi s'amusait à gâcher le goût de mon bourbon.
La peur dans ses yeux était grisante. Il n'y avait rien de comparable à la sensation de voir quelqu'un comprendre que vous déteniez sa vie dans votre main. Je fis lentement tourner sa tête dans ma main et, docile, il se laissa faire sans résistance. Sa bouche trop bavarde s'était fermée et il n'osait plus lever les yeux vers moi, ce qui ne faisait que décupler le plaisir qui naissait dans ma poitrine.
Si j'avais eu du temps devant moi, j'aurais peut-être pris la peine de lui arracher sa langue pour ainsi le contraindre au silence jusqu'à la fin des temps.
— Va me chercher Yéléna.
Je le libérai et il hocha la tête avec empressement. Il hésita à dire quelque chose mais je penchai la tête sur la côté avec un sourire empli de promesses macabres et il finit par disparaître sans un mot, choisissant la voie sage qui consistait à ne pas empirer son sort.
Je décidai de me lever à mon tour et pris le temps de boutonner ma veste noire avant de traverser la salle bondée du night-club, repaire de tous les démons qui cherchaient à se détendre après un fastidieux travail. Une musique sourde au rythme sensuel passait dans les enceintes et le lieu respirait la perdition. Dans la pénombre il était impossible de distinguer les visages mais chaque recoin regorgeait de corps alanguis et de gémissement à peine murmurés.
Le Devilish était un lieu de luxure absolument délicieux.
Nous étions loin des barrières imposés au Paradis. Ici, chacun était libre d'être qui il voulait, de devenir celui qu'il souhaitait. La pudeur était remplacée par les corps qui se mouvaient dans une sensualité écrasante, la discipline balayée par la lascivité des bouches et des mains, le souvenir de celui que j'avais remplacé par celui que j'étais maintenant.
Il faisait bon d'avoir trouvé un chez soi.
Bien qu'occupés à maintes activités palpitantes, tous les démons que je croisais en traversant la pièce prirent le temps de me saluer et de s'écarter sur mon chemin. Certains allèrent même jusqu'à me jeter un regard aguicheur auquel je répondis par une moue joueuse, sans prendre pour autant le temps de m'arrêter.
Mes pas me menèrent à l'immense bar surmonté de lustres aux lumières tamisées et le serveur, une âme damnée envoûtée pour être esclave des démons, me servit un nouveau verre sans que j'aie à le demander. M'accoudant au bar, je me mis à scruter le moindre de ses gestes trop précis pour être naturels. J'aimais le fait de savoir que je pouvais faire de n'importe quel mortel un pantin prêt à répondre au moindre de mes désirs.
Ça me donnait l'impression d'être un dieu.
— Tu as terrorisé mon frère.
La voix intentionnellement sensuelle de Yéléna me sortit de mes pensées. Elle s'accouda au bar à mes côtés avec une provocation qui lui était propre. Sa tenue en cuir noir mettait en avant ses hanches généreuses et l'immense sabre qui barrait son dos. Je lui offris un sourire carnassier auquel elle répondit par un haussement de sourcil.
— Je ne suis pas réputé pour ma patience, me défendis-je.
Elle me le concéda en se saisissant de mon verre fraîchement arrivé pour le vider d'un trait. Elle le reposa brutalement sur le plateau en verre et essuya sa lèvre avec un regard suggestif que je fis semblant de ne pas comprendre.
J'indiquai au serveur de me servir à nouveau et passai une main ennuyée dans mes mèches noires. La soirée n'était pas aussi palpitante que prévue. Le problème étant que dès que je risquais de m'ennuyer, je faisais des choses stupides.
— Ne me fais pas trop attendre, Yéléna.
Elle saisit l'avertissement sans sourciller. Elle s'aventura à avancer vers moi, jusqu'à coller sa jambe à la mienne dans une attitude qui se voulait aguicheuse mais qui avait simplement le don de m'exaspérer. Je n'avais pas envie d'elle ce soir.
— Lucifer, susurra-t-elle avec langueur.
J'attrapai sa haute queue de cheval et tirai sur sa tête d'un coup sec. Si elle avait été humaine, sa nuque aurait pu se rompre sous la force du geste. Au lieu de ça, elle me fixa avec gourmandise pour me faire comprendre qu'elle aimait ça.
Je me penchai à hauteur de son oreille. Mon doigt effleura la peau de son cou et elle laissa échapper un soupir de plaisir. Ma langue frôla son oreille avec une lenteur calculée.
— Ne m'oblige pas à te dire clairement que je ne veux pas de toi, murmurai-je, la voix rauque rien que pour le plaisir de la voir se battre contre ses envies.
Je la repoussai brutalement contre le bar dans lequel elle se cogna. Le serveur me servit un nouveau verre que j'attrapai avec nonchalance, faisant tinter les glaçons à l'intérieur. J'entendis Yéléna grommeler mais elle se résolut finalement à abandonner ses projets langoureux pour m'adresser une œillade aussi noire que nos yeux.
Je bus une gorgée de ma boisson sans me départir de mon rictus sournois. Elle me dévisagea de haut en bas avec un désir toujours perceptible mais elle finit néanmoins par me céder l'information pour laquelle j'avais consentie à la voir ce soir.
— J'ai vu Michel à New York.
Je grimaçai au nom de mon frère. Elle le vit et ce fut à son tour de sourire. Elle venait de piquer mon intérêt et en avait parfaitement conscience. Pire, elle se moquait du diable parce qu'elle savait qu'elle ne risquait rien. C'est sa témérité qui avait fait d'elle mon démon préféré. On se ressemblait trop pour que je puisse lui reprocher sa cruauté.
Elle pencha la tête sur le côté et je compris vite que la nouvelle n'allait pas me ravir. Son ton empreint de dégoût confirma mon mauvais pressentiment.
— Votre Père a décidé d'organiser un tirage au sort.
— Pour désigner un ange qui aura le droit d'être tout aussi merveilleux que lui ? me moquai-je.
Elle grimaça ce qui, pour Yéléna, était l'équivalent d'un ricanement. Tout le monde savait que je ne portais pas ma famille dans mon cœur, conséquence d'une vilaine histoire de trahisons dont aucun de nous n'était ressorti indemnes.
— Pour te trouver une reine, me jette Yéléna à la figure sans prendre de pincettes.
Ce fut à mon tour de grimacer. Je me doutais bien qu'il finirait un jour par mettre son projet à exécution. Je ne voulais pas d'une reine, je n'aurais que faire d'une reine. Mon verre se brisa dans ma main sous la force de ma rage.
Non. Il y avait assez d'un diable en Enfer.
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LE PÉCHÉ INFERNAL | Romance
RomantikIls étaient anges de lumière avant de devenir réceptacles de l'abysse. Pourtant, quand deux âmes sont déjà trop brisées pour vivre, il est impossible de réparer toutes les blessures, d'éclipser les ténèbres et de faire taire le chaos du cœur. Gabrie...