24 | LUCIFER

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Je m'étais habitué à inspirer la crainte à tout le monde. L'entendre une nouvelle fois n'en était pas pour autant moins douloureux.

Je piégeai sa main contre ma joue : j'avais besoin de la sentir tout près, de communiquer avec son corps dont elle ne pouvait pas me cacher les réactions. Nos âmes silencieuses s'étaient misent à brailler, à crier leur douleur dans un râle muet que seule l'autre pouvait entendre.

Elle savait que son honnêteté avait plus d'effet que mes yeux voulaient bien le laisser penser. Ce qui me tuait à petit feu, ce n'était pas la solitude en soi mais l'idée que les gens finissaient par m'abandonner parce que je n'étais pas assez pour eux.

Un fils pas assez docile.

Un frère pas assez aimé.

Un amant pas assez précieux.

Ce qui faisait mal c'était l'abandon plus que la solitude et c'était toujours plus simple de s'habituer que de pardonner. Pour compenser ma vie solitaire on m'avait offert un trône mais pour s'excuser de la trahison, je n'avais plus que la colère dans laquelle me perdre.

Gabrielle me laissait croire à ce dont je ne pouvais plus prétendre. Son pouce caressa lentement mon visage et dans ses prunelles, je lus qu'elle comprenait ma souffrance et qu'elle proposait de l'apaiser. C'était une trêve sournoise car aucun de nous deux ne voulait baisser les armes et se rendre à l'autre. Néanmoins, la connexion entre nous était trop forte pour être ignorée.

Tous mes projets se voyaient balayés par un simple contact de sa main, de sa chaleur, de son sourire guérisseur. À cet instant précis, Gabrielle ressemblait à un ange venu me sauver des abysses de mon mal-être.

Elle était mon ange.

    

     

    

Gabrielle était partie depuis plus de deux heures mais mon esprit, lui, n'arrivait pas à oublier le moment que nous avions partagé. Son parfum me hantait alors que je tournai en rond dans mon salon, espérant vainement me changer les idées.

Je détestais être faible au point de me dire que j'avais besoin d'elle pour aller mieux. C'était pathétique de dépendre de quelqu'un pour ne pas laisser la rage nous consumer mais l'exception venait peut-être de cette femme aux cheveux noirs et aux ailes blanches comme la lumière qu'elle irradiait.

L'espoir était un poison redoutable. Pourtant, j'étais condamné à espérer pour mon salut. Je n'avais jamais pris l'arrivée de Gabrielle comme une bonne nouvelle. Pour moi, le tirage et la cohabitation sur le trône n'était qu'une mascarade vouée à me retirer mon pouvoir.

Je commençais à me demander si son arrivée n'était pas, au contraire, une manière de m'offrir la cure à ma souffrance. Je l'avais vu dans ses yeux : Gabrielle était à ma merci. Il n'était plus question d'espionner pour mon père ou de se livrer bataille jusqu'au sang. J'avais senti son désir avant même que ses doigts ne s'aventurent sur ma peau meurtrie parce que j'étais assez attentif pour déceler ce qu'elle voulait derrière ce qu'elle disait vouloir.

J'étais trop attentif quand il s'agissait d'elle.

Je portai le goulot de la bouteille de vodka à mes lèvres et l'alcool s'écoula dans ma gorge en brûlant, comme une punition à mes pensées interdites. C'était déjà mal de fantasmer sur sa chute mais plus encore sur la manière dont nos corps pourraient continuer de s'accorder. Maintenant que j'avais goûté à la douceur de sa chair, je ne savais plus comment faire sans. C'était un désir pur que le baiser de Judas n'avait pas encore corrompu. C'était l'attirance de deux êtres qui semblaient avoir tellement mal qu'il fallait à tout prix laisser un peu de sa douleur à l'autre.

C'était pur, oui, mais ce n'était pas sain. Seulement, on ne pouvait pas attendre de deux anges déchus de savoir comment se sauver d'eux-mêmes. Il fallait assiéger l'autre de ses blessures pour espérer avoir une chance de refermer les failles en nous qui ne cessaient de saigner.

En fait non, ce n'était pas juste du désir : c'était plutôt comme de la dépendance.

Une envie me prit à la gorge, plus forte que le besoin de noyer mes problèmes dans la boisson. Je posai ma compagne du soir sur le bar de la cuisine puis défis le nœud de ma cravate qui m'empêchait de respirer correctement avant de jeter le bout de tissus sur le sol du loft. Chancelant, je me dirigeai vers la chambre que Gabrielle m'avait dérobée et je pris le temps d'observer son monde avant de me mettre en quête du secret que je voulais lui voler en représailles.

L'envie de glisser dans ses draps et de m'enivrer de son odeur jusqu'à devenir fou était tentante mais j'étais encore assez raisonnable pour savoir que le risque était trop important pour que je joue sans crainte. Ma mission du soir était de plus grande importance qu'une simple réminiscence de son toucher.

Elle se pensait sûrement discrète mais j'avais aperçu son carnet dès le premier jour. Et ce soir, la liqueur mélangé à mon sang et à mes sens, je me découvrais l'envie de voir ce qu'elle trafiquait dans ces pages qu'elles voulaient préserver du regard d'autrui. C'était une intrusion dans son intimité mais il fallait connaître son ennemi pour ne pas risquer de devenir l'amant stupide qui était le seul à ne pas savoir qui était l'autre. J'avais déjà connu la désillusion et je refusais de me faire avoir à nouveau.

Je devais m'assurer de la sincérité de Gabrielle avant d'accepter de lui livrer celui que j'étais sous le masque pour qu'elle me répare. C'était une sécurité pour m'éviter de périr encore une fois. J'étais ce genre d'homme calculateur et froid dans leur manière d'appréhender la passion mais ce n'était qu'une déformation professionnelle de plus.

Je scrutai la pièce envahie par ses affaires et sa présence et soudain, mes yeux se posèrent sur la table de chevet dont le tiroir était entrouvert. Dans la précipitation que je mis à tendre la main vers le tiroir, je ne pris pas le temps de constater que Gabrielle avait recouvert chaque visage des statues sur la tête de lit d'une peinture noire qui en masquait la monstruosité.

Je me saisis des deux carnets usés qui se dissimulaient dans la pénombre de la commode et m'assis tranquillement en tailleur sur le lit pour prendre le temps d'observer mes trouvailles. Je n'avais jamais été aussi proche de Gabrielle qu'à ce moment précis où je me mis à feuilleter les pages de ses deux calepins.

Le premier était rempli de citations et de collages de moments partagés à Eden que je regardais sans trop m'attarder pour ne pas rappeler à ma propre mémoire les souvenirs blessants d'une vie que je n'avais plus. J'attrapai le second carnet, pressé de trouver ce qui me permettrait vraiment de la comprendre. Je n'avais que faire des photos d'instants de bonheur maintenant que j'avais vu dans ses iris quel genre de femme elle était vraiment.

Elle mordait bien plus qu'elle ne souriait et elle avait tellement plus mal que ce qu'elle laissait paraître. Chaque jour confirmait un peu plus que cette femme était une égale, ce qui faisait d'elle une adversaire d'autant plus menaçante.

Celui-ci ne contenait que des dessins. Après trois pages, le carnet tomba de mes mains et un rire hystérique me secoua de l'intérieur. Mes ricanements avaient le goût de l'imposture trop vite découverte. La prudence avait eu raison de ses beaux mensonges et de ses viles promesses. Elle avait appris trop vite les règles du jeu et m'avait eu à mon propre numéro.

Le portrait était une copie parfaite de son visage. Ses yeux clairs me scrutaient et faisaient ressurgir en moi la haine et la déception. J'affrontai son regard de papier et la douceur des traits qu'elle avait dessinés. Nous étions pareils sauf dans la manière de se souvenir de mon frère.

Je tournai les pages de ce second carnet même si j'avais déjà compris sans avoir besoin de voir la suite. Sur le feuillet suivant, c'étaient leurs deux portraits qui s'étalaient sous les coups de crayon de Gabrielle. Leurs mains enlacées, ils se regardaient avec ce même regard qu'elle m'avait servi plus tôt dans la l'après-midi.

Il n'y avait aucun doute à avoir concernant la signification de ce dessin et plus aucune incertitude quant à savoir si Gabrielle avait réussi à s'intégrer en Enfer. Elle avait vite compris les règles du jeu.

C'était une menteuse qui ne méritait pas que je la trouve si divine dans sa cruauté.

Parce que Gabrielle aimait mon putain de frère.  

LE PÉCHÉ INFERNAL | RomanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant