04 | LUCIFER

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On ne vit qu'une fois. Pourtant, on continue de mourir. Encore et encore. Inlassablement.

Les âmes n'ont pas le pouvoir de se sauver après s'être condamnée. C'est la première chose que j'ai apprise en devenant le roi des Enfers. Je ne suis pas le bourreau mais je suis celui qui entretient le bûcher dans lequel les damnés se consument à petit feu.

On appelle ça les flammes de l'Enfer. Je préfère le terme de cauchemar sans fin. C'est un long rêve dans lequel on meurt sans jamais arriver à empêcher la fin de se produire. Parce que rien n'est vrai si ce n'est le démon qui s'amuse à rendre la scène plus insupportable encore.

Je ne choisis pas le tourment. Je le rends juste plus cruel.

Le problème avec ce genre de pouvoir, c'est qu'on devient vite complètement dépendant de l'emprise qu'on a sur les autres. C'est pour ça que je n'ai plus tenté de retourner au Paradis avec une nouvelle armée. Aujourd'hui, je suis incapable de perdre le contrôle ou de me passer des cris de ceux qui pensent que leur souffrance n'est pas méritée.

Les cheveux que je tenais fermement dans ma main étaient poisseux, comme si ce vieil homme était mort sans les avoir lavé depuis une dizaine de semaines. Il criait peut-être mais pas assez fort à mon humble avis. À quelques mètres de nous, sa femme se tenait sur un passage piéton et le regardait fixement. Il pleurait sans parvenir à s'arrêter tandis qu'elle n'entamait pas un seul geste pour le rejoindre.

Il savait qu'elle allait mourir.

Il ne savait pas que c'était une illusion.

Je tordis son cou quand il essaya de se débattre pour la rejoindre et ses sanglots redoublèrent. Il implora ma clémence sans savoir que j'étais le seul qui ne la lui accorderait jamais. Au loin, le bruit d'un camion se fit entendre.

— Regarde-la mourir.

J'avais chuchoté mais je savais qu'il avait entendu chacun de mes mots. Les sanglots furent soudain remplacés par des tremblements et je me demandai un instant s'il n'allait pas s'évanouir sous ma poigne. Les faibles choisissaient toujours cette solution.

— C'est à cause de toi qu'elle va mourir. Ne l'oublie jamais.

Pourtant il allait oublier à l'instant même où la boucle touchera à sa fin. Puis la scène se répétera et la même terreur le saisira. Il savait très bien pourquoi le péché qu'il expiait prenait cette apparence : les douze femmes qu'il avait tué avant de les vider de leurs entrailles se manifestaient sous cette forme pour son plus grand désespoir.

Le camion se rapprochait et bientôt, nous pûmes en distinguer les phares qui s'avançaient vers sa femme restée immobile. Il ne fallut pas plus de quelques secondes pour que l'avant du véhicule percute le corps fragile de l'amour de sa vie. Elle vola dans les airs puis s'écrasa dans le bruit sourd d'os qui se brisent.

Il pleura à s'en déchirer les cordes vocales. Je le lâchai et il s'effondra au sol comme l'être pathétique qu'il était. Il ne tenta pas de la sauver. Il se contenta de pleurer son propre sort sans oser toucher les quelques morceaux de peau qui s'étaient éparpillés sur le sol.

Il ne vit pas la fumée qui se dissipait autour de moi et il ne se rendit pas compte que je quittais progressivement son illusion pour retrouver le vide trop calme de sa Chambre. Il n'avait d'yeux que pour son malheur, pour sa douleur et était incapable de regarde rautour de lui et de comprendre que rien de tout ça n'était réel.

Je lissai les plis de ma veste et me dirigeai vers la seule porte qui habillait ces quatre murs vides que rien ne viendrait jamais remplir. Je baissai la poignée avec ennui et m'engouffrai vers l'extérieur, sentant sur ma langue la désagréable impression que ma colère était loin d'être calmée.

Je voulais me changer les idées mais cet espèce d'homme ridicule n'avait réussi qu'à m'énerver plus encore. En sortant sur le palier de cette tour qui semblait s'étendre à l'infini, je jetai un coup d'œil au ciel étoilé des Enfers. Rien ne venait jamais troubler cette pénombre emplie de cris lancinants des damnés et c'était un spectacle envoûtant dont on ne pouvait pas se lasser.

Les ténèbres avaient ce que la lumière ne pouvait prétendre posséder, à savoir la capacité de vous conforter. Dans la lumière, on accepte de dévoiler qui nous sommes sans contrainte. Dans les ténèbres, on peut se cacher autant qu'il le faut pour survivre.

Hastaroth m'attendait de pied ferme au bout du couloir à ciel ouvert. Au-dessus de nos têtes s'étendait encore des centaines de Chambres. À perte de vue, il n'y avait que ces immeubles, monstres fantomatiques dans la nuit, qui gardaient derrière leurs portes religieusement scellées le pire de ce que le monde avait connu.

En fait, le plus cruel ici, je n'étais pas sûr que ce soit moi.

Je fis l'effort de descendre à pieds l'escalier plongé dans la pénombre en compagnie d'Hastaroth qui, depuis quelques siècles, avait enfin compris que le silence était un moyen agréable de communiquer avec moi.

Je m'étais résolu à détester mon père en silence. Sans vague, sans guerre, j'avais accepté de garder ma rancœur pour moi. Mais voilà qu'aujourd'hui il me faisait l'affront de vouloir envoyer l'un de ses anges chez moi et il paraissait ridicule de croire que je pourrais laisser l'affront impuni.

Je nn'allais faire qu'une bouchée de la nouvelle venue : elle n'avait aucune chance de gagner. Je me languissais déjà de la voir implorer ma clémence tandis que ses cheveux clairs cacheraient ses yeux que j'aurais remplis de larmes. Elle pleurerait pour partir. Je sourirai de devoir la retenir. C'était un programme qui promettait d'être fascinant.

— J'ai besoin d'un verre.

Le démon à mes côtés hocha la tête sans poser de question. Il ne fallait que quelques minutes pour rejoindre le Devilish mais notre chemin fut barré par un Hasmodée affolé et ruisselant de sueur, à quelques mètres seulement du club où je comptais noyer mes soucis dans l'alcool.

— Maître, le tirage a ...

— Quoi le tirage ? le coupai-je, réalisant que rien que le mot me faisait grincer des dents.

Il reprit son souffle et n'osa pas relever la tête vers moi. Il avait parfaitement senti que je n'étais pas assez maître de moi pour ne pas le punir de son insolence présumée. Il dût s'y reprendre à trois fois pour avoir le courage de se lancer.

— Il a commencé, mon roi. 

LE PÉCHÉ INFERNAL | RomanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant