| ÉPILOGUE |

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Il était minuit passé et la nuit avait envahi chaque recoin de Los Angeles depuis des heures. Les rues, inhabituellement désertes, étaient d'un silence désagréable, d'une pénombre inquiétante et d'un calme absolument terrifiant.

Tout le monde savait qu'il ne fallait pas sortir la nuit du premier novembre sous peine de ne jamais revoir un jour la lumière du soleil. C'était une nuit maudite dans la ville des anges, une nuit de terreur réservée aux ténèbres et rien qu'aux ténèbres.

Reclus dans leurs appartements, les plus courageux avaient parfois l'audace de regarder par la fenêtre de leur salon pour tenter d'apercevoir ce qui terrifiait tant la ville mais ils ne voyaient rien d'autre que la nuit. Noire. Profonde. Indéchiffrable.

Ils observaient l'ombre sans comprendre que l'ombre, c'était moi.

    

    

    

Le cimetière que j'avais choisi pour elle n'avait rien de spectaculaire. Les années qui s'étaient écoulée depuis la pose de la stèle avaient altérées la pierre et rendu son nom illisible. La mousse s'était glissée dans les sillons de la roche et la pluie avait érodé la pierre qui lui rendait hommage. L'endroit avait depuis longtemps perdu de sa superbe.

Tous les ans, je faisais le même constat et tous les ans je me résignais à ne rien faire d'autre que constater. Cette pierre tombale était un moyen absurde de lui dire au revoir, de faire mon deuil sans avoir à affronter cette Chambre dont je ne pouvais soutenir la vue. Los Angeles, le temps de cette nuit du premier novembre, devenait mon terrain de chasse pour oublier que je venais toujours, que tous les ans je me retrouvais devant elle sans savoir comment réagir.

Ici, tout était plus simple qu'en Enfer et ici, j'avais le droit de redevenir le Lucifer qu'elle avait connu. C'était ma manière à moi de l'aimer même dans la trahison, de l'adorer au-delà de l'absence et de l'honorer même après sa disparition. Venir était un sacrifice que je faisais sans trembler parce que venir, c'était aussi ma récompense pour avoir continuer à vivre sans elle.

C'est dur d'avoir connu le paradis et de rester quand elle est partie.

Cette nuit était la nôtre.

     

    

J'entendis les pas d'Amaris sans avoir besoin de me détourner de sa stèle. Elle ne fit pas l'affront de rentrer dans mon champ de vision et je devinai aisément sa suffisance mesurée dans mon dos, la manière qu'elle avait de tordre son visage monstrueux pour se moquer de nous.

- Je ne pensais pas que tu oserais venir un jour.

Froide et rude, ma voix porta dans le calme du cimetière et elle sentit rapidement que je n'avais plus rien du jeune roi naïf qu'elle avait un jour connu. Trop d'années s'étaient écoulées pour que j'accepte de la regarder à nouveau comme une alliée.

Elle resta en retrait mais sa présence pesait sur le silence religieux du lieu et j'avais l'impression qu'à travers sa tombe, ma Gabrielle me hurlait de faire brûler cette traîtresse d'Amaris dans les flammes les plus terribles qui soient.

- Ne te moque pas de moi. Ça fait trente ans que je viens et trente ans que je sais que tu me vois, grogna-t-elle en réponse.

C'était plus simple de fermer les yeux que de la confronter à ce qu'elle avait fait. Je n'étais pas encore prêt à le regarder dans les yeux et à l'entendre me raconter comment elle avait manipulé ma reine.

Cette tombe, c'était un moyen pathétique de me persuader qu'elle était morte et pas simplement que j'avais été incapable de la sauver, de la retenir, de lui pardonner. Ça faisait moins mal de se dire qu'elle était morte que d'accepter que je lui faisais peur.

Elle me l'avait avoué un jour : je la terrifiait.

- Le temps passe vite, reprit Amaris.

Pas assez, pensai-je. L'éternité sans elle, ce n'était qu'une damnation de plus. Le premier novembre était une nuit horrible qui me rappelait que j'avais tout perdu, que je n'avais rien qui me retenait si ce n'était la colère qui me rongeait ce cœur. Un cœur qui n'avait même pas eu le droit de la connaître.

La stèle était dans un état lamentable et cela faisait longtemps qu'il n'y avait plus de fleurs sur la tombe. Je contemplai son nom brouillé par l'érosion et me dis que c'était une manière convenable de me venger de ses choix égoïstes.

Un abandon contre une tombe pitoyable.

— Tu t'es servie d'elle pour te libérer des chaînes dans lesquelles Lilith t'avait enchaîné. As-tu retrouvé Adam au moins ?

Elle avait sacrifié mon histoire d'amour pour la sienne et je n'arrivais pas à lui pardonner. J'avais décidé de devenir un autre, un diable qui ne pardonnait plus, un diable qui ne voulait plus souffrir et je voulais qu'elle soit la première à devoir l'affronter. Elle ne répondit pas tout de suite et son mutisme m'agaça. Cela faisait trente ans que chacun d'entre nous deux se préparait à cette confrontation. Trente ans qu'elle était partie et trente ans que je me résignais à vivre une vie qui manquait de sens puisqu'elle n'était pas là pour la vivre avec moi.

Amaris fit un pas en avant et se posta à mes côtés. Mes yeux n'avaient toujours pas quitté l'inscription sur la tombe et je sus, quand elle se redressa à ma droite, qu'elle aussi était venu affronter le nom d'une reine qui n'était plus.

— Elle était époustouflante, murmura-t-elle.

Elle avait été tellement plus que ça.

— Mais elle t'aimait trop pour que ce soit sain.

Ou peut-être était-ce simplement qu'elle m'aimait trop pour être capable de voir qui était son véritable ennemi. Obnubilée par la peur, elle était devenue la cible idéale d'un monstre à la bouche déchirée qui avait attendu toute sa vie de prendre sa revanche sur mon royaume. Je refusais de regarder Amaris et d'être forcé de constater sa victoire. J'avais gagné bien des batailles et réalisé bien des exploits. Ce n'est pas ça qui m'a empêché de perdre la guerre.

Alors faute d'avoir su s'écouter assez on se laissait couler pour mieux s'aimer. Au final, nous n'avions connu que ça donc ça aurait été stupide de croire que nous aurions pu nous aimer sans brûler les ailes de l'autre.

— Ne me fait pas croire que tu l'as vraiment aimé en retour, se dédouana-t-elle dans un souffle rauque.

Je ne lui laissai pas le temps d'en dire plus et tournai les talons. Sans un regard en arrière, mes jambes me menèrent vers la sortie de ce cimetière méprisable dans lequel je venais chercher un réconfort que je ne trouvais pas, que je ne trouvais jamais. Sans un regret, je laissai Amaris seule au milieu de ce désespoir qu'elle avait semé pour se libérer.

Moi, je voulais croire que même dans cette vie-là, elle et moi, on aurait pu se sauver.

— Je n'imagine pas ne plus l'aimer un jour. 

    

    

   

LE PÉCHÉ INFERNAL | RomanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant