Chapitre 28 - Fiasco

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Amanda dévala les marches de l'escalier de marbre en quatrième vitesse. De l'autre côté de la route, dans le petit parc, îlot de verdure au centre de la grande ville, se trouvaient le colonel et Lisa. Ils attendaient patiemment qu'elle revienne avec les clefs d'une chambre d'hôtel louée sous une fausse identité. Le lieutenant avait convaincu Jonathan d'aller à « La Turquoise », l'hôtel le plus cher de la ville, certes, mais stratégiquement plus sûr qu'un motel de bas quartiers, refuge préféré des bandits dans les films d'action dont la jeune femme était friande. Elle courut rejoindre ses compagnons d'infortune en brandissant une petite clef grise devant elle. Jonathan se leva et aida Lisa à quitter elle aussi le banc froid.


*


La porte s'ouvrit. Ce fut Amanda qui, la première, mit les pieds dans la chambre. Lieu en réalité peu luxueux, surtout pour un prix aussi élevé. Mais de toute façon, c'était Daniel et sa mallette qui payaient. Il y avait dans le fond, trois mètres après la porte d'entrée, un lit à deux places, sur la droite une armoire et sur la gauche une porte donnant sur la salle de bain, espace étroit se limitant à des toilettes dégradées et une douche minuscule. C'était à se demander comment l'hôtel avait fait pour se forger la réputation d'être le meilleur des environs. Difficile d'imaginer que les autres pussent être pires, ce qui était pourtant probablement le cas.

Le colonel escorta la malade jusqu'au lit et la recouvrit de tous les draps qu'il put. Comment pourrait-il se faire un jour pardonner ? Peut-être devait-il avant tout se pardonner à lui-même. Mais il s'inquiétait pour rien. Elle ne lui en voulait pas... pas de l'avoir livrée à l'OESA en tout cas. Elle comprenait parfaitement que l'on puisse sacrifier les autres à ses propres fins, elle avait maintes fois agi de la sorte. Ce qu'elle lui reprochait c'était d'être lui-même, si séduisant et attachant. Fut-il autre, elle ne l'aurait pas aimé, elle n'aurait pas tout perdu.

— Colonel, sollicita Amanda, le tirant ainsi de ses pensées et de ses tendres attentions.

— Oui. Quoi ? répondit-il posément.

— Que fait-on à présent ?

— On prend l'argent de ton mari et on fuit dans une île tropicale.

— Je n'apprécie pas ce genre d'humour, grogna la jeune femme.

— Ce n'est pas de l'humour. Il est mort, trancha le colonel sans aucun tact.

— Non !

— Le général l'a sans doute torturé pour qu'il lui révèle les raisons de notre expédition dans la base et ensuite il...

— Tais-toi ! hurla-t-elle, au bord des larmes.

Elle quitta précipitamment la chambre en claquant la porte derrière elle. Il fallait qu'elle change d'air, qu'elle échappe à cette atmosphère étouffante dans laquelle elle baignait depuis des jours.

— Bon débarras, marmonna Jonathan en s'asseyant plus près de Lisa.

Sa douce reine était si séduisante. La maladie et la tristesse, la peur aussi, la rendaient plus resplendissante encore. Le colonel se pencha vers elle et l'embrassa. Elle sentit une main remonter le long de son ventre, une autre dans sa nuque. Comme cette émotion lui avait manqué...

Non, elle ne pouvait pas lui avoir manqué, elle ne l'avait jamais ressentie auparavant. Qu'était-ce ? De l'amour ? Peut-être... Ce doux sentiment qu'elle haïssait tant, mais qu'elle chérissait aussi. Jamais ses succès passés, qu'ils soient d'ordre professionnel ou privé, ne lui avaient procuré autant de bonheur. Aimer et être aimé, ce qu'elle avait toujours inconsciemment espéré et consciemment rejeté. C'était peut-être chose faite, peut-être...

Il la rejoignit sous les couvertures, elle lui ouvrit les bras. Et même si elle savait que rien ne serait plus jamais comme avant, elle le laissa faire. Si cela pouvait contribuer à son bonheur à lui, elle en serait comblée.

Malgré ses nombreuses expériences avec les hommes, celle-ci fut la plus décevante que la jeune femme ait jamais connue. Elle avait constamment eu la tête ailleurs, perdues dans ses pensées douloureuses. Elle n'y avait pris aucun plaisir, pas plus que lui d'ailleurs. Il la désirait, certes, mais le cœur n'y était pas. Il avait l'impression de la trahir et s'en voulait de ne pas l'aimer comme elle le méritait. Il souffrait intérieurement et le supplice fut plus insupportable encore lorsqu'il se rendit compte qu'elle était malheureuse. Elle n'était pas réellement là, son corps ne réagissait pas, ne vibrait pas, il ne restait de l'entreprenante Lisa qui l'avait séduit qu'un pantin qui subissait sans jamais rechigner.

Un fiasco.


*


Quelques heures plus tard, le nez rouge et les mains glacées, Amanda daigna enfin revenir à la chambre d'hôtel. Lisa était recroquevillée dans un coin du lit tandis que Jonathan observait les montagnes aux sommets enneigés depuis la fenêtre. Un mutisme presque religieux régnait dans la pièce. Tous les efforts prodigués par Amanda pour se changer les idées se révélèrent inutiles. Dès l'instant où elle eut mis les pieds dans la chambre, son moral retomba à zéro. Une ambiance malsaine emplissait les lieux de sa présence sinistre.

— On ne peut pas rester là à ne rien faire, se plaignit la jeune femme.

— Moi je fais quelque chose, affirma le colonel.

— Ah oui ? Tu fais quelque chose en admirant le paysage ? Ce n'est pas comme ça qu'on se sortira de ce pétrin.

— C'est sans issue.

— Je suis persuadée d'une chose. Si on décrète qu'il y a une issue, il y aura une issue. Cela ne tient qu'à nous.

— J'ai décrété qu'il n'y avait pas d'issue, trancha Jonathan, froid et distant.

— On pourrait... commença Lisa d'une voix hésitante.

— Oui ? l'encouragea Amanda.

— Contacter mes supérieurs de l'état-major. Ils sauront quoi faire... Mes ordres étaient simples : détecter tout danger possible et les mettre au courant. Et du danger, je crois que j'en ai trouvé.

— Le général Bellhaie projette d'utiliser les armements de la base afin de déclencher un nouveau conflit mondial et ce qui va de pair avec : la mort de milliers de personnes innocentes, rappela le lieutenant sur un ton faussement détaché, avec un haussement d'épaules.

Jonathan s'éloigna de la fenêtre et récupéra la bouteille de bière qu'il avait déjà presque vidée. Ce n'était d'ailleurs sûrement pas la première qu'il avait ouverte. Il la vida d'un trait puis la laissa tomber par terre :

— Vous les femmes... Vous voulez toujours jouer les marieuses... Hip...

Il avait trop bu, espérant ainsi noyer son chagrin dans l'alcool, et il avait le hoquet. Un aspect vraiment lamentable.

— Je ne vois pas le rapport, reprocha Amanda, agacée par ce comportement si étranger à l'homme qu'elle avait un jour aimé.

— Et alors ?... Hip... Moi non plus.

La jeune femme soupira en secouant la tête d'un air désolé. Elle ramassa la bouteille vide sur le sol, hésita, puis la brisa sur le crâne de Jonathan. Il fut assommé sur le coup. Elle approuvait l'idée de Lisa, aller parler à ses supérieurs de l'état-major, mais elles ne pouvaient décemment pas emmener le colonel étant donné l'état dans lequel il s'était mis. Il fut par conséquent ligoté et bâillonné avec les draps du lit afin qu'il se tienne tranquille jusqu'à leur retour.



A Double Tranchant (Terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant