Chapitre 26 : La traversée

4 2 0
                                    

James s'en alla donner ses ordres et s'ensuivit un va et vient de marins pressés. Ils travaillaient dans la gaieté malgré la grisaille qui s'annonçait. Les uns mettaient les voiles dehors, les autres remplaçaient des cordes tandis que le navire glissait à plus vive allure sur les vagues légèrement agitées.

Un long voyage nous attendait et, voyant que j'étais visiblement la seule sans affectation, je me sentis tout à coup très inutile. Toute cette effervescence et cette motivation ambiantes finirent par me gagner et je me mis à penser qui si je vivais mon rêve, autant le vivre complètement.

Je me dirigeai alors vers le gouvernail où s'était posté James. Je restai près de lui, un air malicieux sur le visage, et attendis qu'il se tourne vers moi.

Il finit par m'adresser un regard et s'esclaffa devant ma curieuse expression.

—Oui ? demanda-t-il.

—Eh bien voilà. Puisque tout le monde a un rôle bien défini et que je suis, à priori, la seule qui se tourne les pouces ici...

Le voyant rire, je lui donnai une petite tape sur son épaule :

—Et ne riez pas, je suis sérieuse ! Donc, j'aimerais que vous m'appreniez à naviguer.

Devant son sourcil levé, je m'empressai de poursuivre :

—Bien sûr, si vous n'êtes pas trop occupé et si vous voulez bien de moi dans vos bottes !

James me considéra de longues et interminables secondes avant de reporter de nouveau son regard sur le vaste horizon.

Je restai un instant à attendre une réponse mais l'impatience me gagna très vite. J'eus envie de le secouer et de le dire qu'il n'était qu'un imbécile de me laisser poirauter comme une idiote. Alors que je songeai sérieusement à mettre en œuvre mon plan, je vis un sourire pointer le bout de son nez sur son visage, pourtant concentré. Cette étrange expression n'augurait rien de bon et, je l'avoue, commençait à me faire (très légèrement) peur.

—Vous n'êtes décidément pas comme les autres Rosélia, déclara-t-il enfin, me faisant presque sursauter. Et vous n'êtes visiblement pas non plus du genre à rester les bras croisés.

—En effet, répondis-je méfiante.

—Bien ! Alors, approchez.

Sur mes gardes, je restai campée sur mes jambes en le toisant du regard.

—Allez, venez ! insista le capitaine visiblement amusé.

J'approchai à contre-cœur et une fois postée près du gouvernail et de James, celui-ci me saisit le bras droit d'une main, tout en gardant l'autre bien fermement sur la barre. Il m'attira devant lui et me murmura dans l'oreille :

—Mettez votre main gauche près de la mienne.

Je m'exécutai en réprimant mes frissons et en priant pour que mon teint ne soit pas trop cramoisi. Il plaça ensuite sa main sur la mienne et la serra fort.

—Il faut bien tenir le gouvernail, comme ceci, m'expliqua-t-il.

Ensuite, il prit mon autre main et fit la même chose. Nous restâmes ainsi quelques temps, ses mains serrant les miennes, tournant quelquefois la barre pour remettre nos mains dans un axe parfaitement horizontal. Je sentais son souffle sur ma nuque mais n'en fus pas dérangée, au contraire, cela m'apaisait. En baissant mon regard sur nos mains, il me sembla que ses mains, si grandes et rudes, semblaient s'emboîter complètement sur les miennes. Et je compris...Je compris ce que mon cœur avait su comprendre bien plus tôt. Je compris que sans le savoir, sans l'avoir voulu, James était rentré dans ma vie et dans mon cœur, non pas par effraction, mais doucement, comme par une porte dérobée. Et je sus que ce moment avait été fait pour nous et que je l'avais attendu dès l'instant où j'avais entendu son nom pour la première fois. Le regard plongé sur le vaste désert aquatique qui nous entourait et qui s'étirait bien au-delà de la ligne d'horizon, j'essayai de voir ce que me réservait l'avenir. Je m'évertuai à chasser des voix qui ne faisaient que répéter : « Et que se passera-t-il après ? Quand tu les auras aidés, que se passera-t-il ? Que se passera-t-il... ? ».

Une fois de plus, perdue dans mes ténébreuses pensées, je tressaillis lorsque James s'écarta en déclarant :

—Vous vous débrouillerez très bien. Surtout, ne lâchez pas le gouvernail et gardez le cap !

—Comment ça « gardez le cap » ? paniquai-je en le voyant descendre la dunette. Vous ne pensez tout de même pas que je vais rester là ?

—Bien sûr que si ! s'esclaffa-t-il en continuant de descendre.

—James !

—Oh, et je vous déconseille de quitter votre poste, me dit-il en se retournant vers moi. Ou sinon...

—Ou sinon quoi ? tentai-je essayent d'adopter un ton défiant.

—Ou sinon vous nous ferez tous chavirer...

J'abandonnai mon sarcasme et paniquai réellement :

—Quoi ? Non mais vous êtes complètement vous ! C'est vous le capitaine ! Je suis trop maladroite, vous êtes suicidaire ou quoi ?

—C'est vrai, je suis le capitaine. Et un capitaine se doit de faire confiance à ses hommes.

Je n'eus pas le temps de le raisonner qu'il était déjà descendu et avait fermé la porte de sa cabine. Je me mis alors à marmonner des propos inintelligibles et à fomenter ma vengeance, tout en me concentrant sur ma tâche.

Les jours passèrent, les semaines défilèrent et le navire avançait, affrontant tempête, pluie, vent, chaleur, soleil, et puis de nouveau le froid, la pluie et le vent.

Le temps nous rapprocha. J'appris à connaître mes compagnons pendant nos parties de cartes le soir, dans les branles, lorsqu'ils me racontaient des légendes de marins, plus passionnantes les unes que les autres. Je les vis me conter leurs histoires, en voyant défiler dans leurs yeux, fierté, tristesse, colère, remord et espoir. Chaque regard, chaque silence et chaque sourire relataient quelque chose. Ce fut ainsi que je connus mes amis. Derrière leur face meurtrie et robuste, ils m'apprirent la tolérance, le pardon et l'humanité.

James, quant à lui, eut le droit à mon excès de colère après m'avoir laissée à la barre pendant près de huit heures, sous la pluie. Seulement, son petit tour finit par se retourner contre lui lorsqu'il eut la bonne idée de m'emmener avec lui dans la cale pour aller chercher un nouveau baril de rhum et que, malencontreusement, la porte se referma d'elle-même à double-tour. Il y resta précisément huit heures avant que je me rende compte qu'il était resté enfermé. Je peux être vraiment très étourdie parfois...

Etant quittes, nous passions nos soirées à identifier les constellations et à lire des cartographies célestes. James avait une véritable passion pour les sciences et celle-ci était très contagieuse. Je pouvais l'écouter parler d'astres et de formules pythagoriennes pendant des heures.

La vie sur le navire n'était cependant pas tous les jours facile. Nous mangions très souvent du bouillon rallongé chaque jour avec peu d'eau ou de rhum pour économiser nos vivres. Comme nous devions conserver un maximum d'eau, nous n'avions qu'un seul baril pour tout l'équipage pour nous décrasser un peu.

Le plus difficile à supporter fut lorsque l'eau commença à croupir, enfermée dans les tonneaux en bois. Nous n'avions alors comme boissons que celles qui se trouvaient en bouteille, soit du rhum et de l'eau de vie. Chacun, malgré sa soif, tâchait de rester raisonnable.

Mais plus le voyage s'éternisait, plus des ombres venaient obscurcir ce tableau d'espoir.

Le gaz qu'avait libéré le second de Revenger faisait chaque jour qui passait, un peu plus son effet sur nos amis. Leurs poumons commençaient à en pâtir et la nuit, je pouvais entendre leurs respirations qui se faisaient plus sifflantes.

James s'en rendait également compte et, lorsque le moral commença à chuter au bout de deux mois, nous commençâmes à planifier le marchandage avec les brigands pour nous occuper l'esprit.

Et puis un soir, alors que nous mangions sous le ciel parsemé d'astres lointains, l'horizon se fit plus obscur et des terres se dessinèrent devant nous. Alors tout le monde se tut, partagé entre l'angoisse et l'euphorie. D'une voix solennelle et ferme, James déclara :

—Mes amis, je crois que nous ferions bien d'aller nous reposer. Demain, nous serons à Québec où une mission nous attend.

Sur ce, tous se dirigèrent vers l'échelle menant au dortoir dans un silence tout aussi solennel.

Avant de descendre, je croisai le regard sombre de James. Il se détourna et disparut de mon champ de vision.

Le Temps d'un Souhait - Première PartieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant