Chapitre 23

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 Presque deux semaines s'écoulèrent sans plus qu'aucun incident ne vienne troubler mon quotidien. Lance avait changé son fusil d'épaule ; de la haine, il était passé à la plus totale des indifférences. Ses regards assassins s'étaient évaporés, tout comme ses mots au moins aussi destructeurs. Je n'avais la moindre idée de ce qu'il avait derrière la tête, mais je n'étais pas mécontente qu'il ait semblé abandonner ses projets de vengeance. L'hiver arrivait et je n'avais pas la force de me battre avec lui.

Ce midi, je déjeunais seule en compagnie d'Annabelle. Elle était plus silencieuse que d'ordinaire, quelque chose d'intangible voilant son regard. Dès le début des cours, je lui avais demandé si elle allait bien, mais elle avait prétendu que tout allait pour le mieux, un sourire factice sur son petit visage d'albâtre. Je n'avais pas osé insister.

Pendant le cours, un silence pénible avait surplombé notre groupe. Lance et moi ne nous adressions pas la parole, et Annabelle ne nous honorait pas de ses habituelles remarques. Nous passâmes le plus clair de notre temps à gribouiller distraitement sur nos feuilles respectives, l'esprit happé par des préoccupations bien différentes de l'Angleterre victorienne.

Après un certain temps, je me décidai à poursuivre ma lecture. Puisqu'elle était nécessaire, il valait mieux que je m'y attelle plutôt que je fasse mine d'écrire sur ma misérable feuille de brouillon.

Je me plongeai alors dans la campagne anglaise, aux côtés des sœurs Bennett, et de ma favorite, Elizabeth. L'une de ses jeunes sœurs venait de mettre une pagaille dantesque. Ses frasques mettaient en péril l'honneur de toute la fratrie, menaçant ainsi chacune des jeunes femmes. Quelle terrible époque, pensai-je. Mon nez se fronça tandis que je lisais certains des passages. Même si notre ère n'était pas parfaite, nous avions tout de même fait du chemin.

Je tournais paisiblement les pages, inattentive au brouhaha diffus qui régnait dans la salle de cours. Tous les groupes murmuraient entre eux, discutant de leur sujet avec plus ou moins de passion. De notre côté, c'était le calme plat. En glissant une œillade à Annabelle, je vis qu'elle s'obstinait à gribouiller de drôles de dessins à l'encre noire. Quant à Lance, je surpris ses émeraudes sur moi.

Gênée, autant que j'étais surprise, j'eus un léger tressaillement, un mouvement si rapide qu'il en fut tout juste perceptible. De son côté, mon ancien ami ne cilla pas ; peut-être qu'il n'osait pas admettre qu'il m'observait en secret, qu'il préférait l'assumer éhontément.

— Il y a un problème ? finis-je par demander à voix basse d'un ton un peu sec.

— T'arrêtes pas de grimacer, fit-il d'un ton traînant. C'est agaçant.

— Ta seule présence m'agace, mais je m'en accommode. Fais pareil.

Puis, je relevai mon livre devant mon visage afin de le cacher à sa vue. Mes joues étaient chaudes, embarrassées d'avoir été surprises ainsi. Quand je lisais, il y avait toujours tout un tas de mimiques qui se peignaient sur mon visage ; j'étais mal à l'aise à l'idée qu'il s'en soit aperçu.

Il ne répondit pas, m'abandonnant à ma lecture. Peine perdue, aucun mot ne s'imprimait plus dans ma tête. Je me concentrais afin de demeurer impassible, oubliant alors mon occupation principale : lire. Ce qui n'aidait en rien, c'est que je sentais encore son regard peser sur moi, comme s'il attendait de me prendre en défaut. J'avais un peu honte de l'admettre, mais incapable de lire, je fis semblant de tourner les pages, sans plus lire aucune phrase, le visage aussi neutre que possible.

Le reste du cours fut long.

Lorsque les coups de midi résonnèrent, Lance prit son sac et quitta la salle sans un regard en arrière. Annabelle griffonnait toujours sur sa feuille.

Louve [En pause]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant