Prologue

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— Vous devriez mesurer vos paroles, monsieur le comte... Vos sympathies envers les Altérés sont particulièrement mal reçues dans ce contexte de crise.

Amaryllis ne comprenait rien aux discussions des adultes, mais la colère froide qui s'écoulait de tous les pores de son père, elle, résonnait avec le langage de ses flammes. Avivées, contorsionnées, la fillette les laissa s'élever en son sein jusqu'à effleurer la surface – sans la crever. Juste de quoi pétiller, assez pour que les escarbilles se perdent dans l'air saturé d'eucalyptus. Aussitôt, l'interlocuteur, un proche conseiller de la reine au visage pointu d'oiseau, balbutia avant de rebondir sur un toussotement condescendant.

— En plus d'être blasphématoire, bien sûr. Vos paroles protègent ceux qui ont précipité la chute des Feys et dérobé leur pouvoir.

Le semblant de respect dégoulinant de sa posture de plus en plus agacée, le comte rajusta le col marine de son uniforme avant de rétorquer d'un ton à peine contrôlé :

— C'est à cause de discours ignares comme les vôtres qu'on s'est retrouvé dans cette guerre. Sachez que je parle de science. D'une tentative de démystification pour mieux combattre la corruption qui les rongerait. Il faut parfois réussir à mettre ses croyances de côté afin d'appréhender correctement la réalité, comprendrez-vous au moins cela, monseigneur ?

« Monseigneur » ne parut pas impressionné par la provocation.

— C'est cette religion et ses représentants que vous servez, comte Yl'Coltraz. Ne l'oubliez pas, ou la Couronne devra sévir.

Lui aussi exsudait de ressentiment sous ses airs de corbeau doucereux. Amaryllis s'en abreuva. Les flammes poussèrent, au point de dépasser la limite et basculer en étincelle au bout des doigts. Au point aussi de faire fuir le courtisan sur une courbette trop profonde et inciter son père à baisser le regard dans sa direction alors qu'elle n'était pas censée exister. Une enfant n'existait pas dans le monde des adultes.

— Cela suffit, Amari, ordonna-t-il.

La chaleur retomba d'un coup.

— La perle n'est pas sortie, se hâta-t-elle de préciser.

Il lui intima de se taire, avant de scruter les environs d'un air nerveux. Mais les groupes de nobles éparpillés sous l'ombrage des palmiers s'acharnaient davantage sur la liqueur ambrée de la région que sur les bavardages. La conférence s'était révélée un succès éclatant et tout le monde en profitait sans se soucier de la ligne de front qui se déroulait à moins de mille kilomètres de là. Influencé par l'ambiance, son père se détendit et lui décocha un sourire rempli de fierté.

— Il a décampé à toute vitesse ! Tu es formidable, Amaryllis.

Il rigola en ébouriffant sa chevelure, et elle l'accompagna, le cœur léger, la tête libre de tout souci. Après tout, rien ne devrait pouvoir atteindre le plus fin gratin du royaume d'An'kalara rassemblé pour ce sommet historique dans les jardins suspendus d'Atlédel. Pas le soleil de plomb qui cognait contre la lourde palmeraie, pas le chahut du peuple et des perruches depuis les bas-fonds, et ni même le feu silencieux qui sommeillait dans la poitrine d'Amaryllis Yl'Coltraz. Rien, et pourtant, une vague d'agitation perturba la belle assemblée quand un émissaire du Grand Conseil, l'ennemi pour lequel cette réunion avait été montée au pied levé, se présenta aux portes de la ville.

Des soldats l'emmenèrent rapidement vers le centre des festivités, et Amaryllis se dégagea alors de son père pour mieux l'observer, saisie d'une morbide curiosité quant à ces êtres que tout le monde désignait de monstres. D'Altérés. Mais l'apparition du jeune homme à la coupe au carré noire et à la stature si frêle qu'elle peinait à remplir la tunique beige de serviteur qu'on l'avait forcé à endosser la déçut presque, de prime abord. Puis, elle remarqua ses moïras : les lacis argentés qui entrelaçaient les avant-bras du peuple d'Elesir étaient exposées au regard sans aucune pudeur et pulsaient, se contorsionnait, débordantes de vif. Les menottes spécialisées pour contenir l'énergie maudite semblaient un barrage bien faible face à la puissance qui en dégageait. Un concentré de rancœur et de haine que personne d'autre que la fillette ne remarquait. Pire, les nobles se gaussaient, et, alors que l'émissaire s'apprêtait à parler, ils le forcèrent à se courber devant les chaises dorées qui parsemaient la pelouse, plus bas même que les chiens mollement allongés à côté de leurs maîtres. Plus bas que tout honneur bien placé n'aurait su permettre. Une humiliation en règle.

Le Pouvoir Des Perles - Les Altérés d'IstaldelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant