Le Pouvoir Des Perles - Les Altérés d'Istaldel

Chapitre VII (2)

Morose, Thalya sortit avec soulagement de la ville et monta à grandes enjambées vers la forêt. Les hautes herbes se prenaient dans sa cape, chuchotaient dans le vent, à peine assez fort pour dissimuler les Voix qui tanguaient dans sa tête. La championne les laissait jouer à l'ascenseur, monter en inspiration hésitante, puis s'éteindre en un sifflement perçant. Comme toujours, le vif s'agitait en présence des autres, mais jamais autant qu'en croisant le regard de Mika. De loin. De proche, tout s'éteignait, même les Voix.

Silph, elle n'arrivait pas à concevoir qu'il soit vivant. Chaque rencontre la laissait au bord de la réalité, à deux doigts de basculer dans le Fond. Quelle ironie. À la mort de son père, le Fond lui avait ouvert ses portes et Mika avait été le seul à réussir à l'en sortir, à prendre le temps de repêcher les bouts de consciences qui voguaient dans une quiétude infinie. Maintenant sa seule présence la déstabilisait.

Il ne pouvait pas appartenir à la réalité. Jamais personne de vivant n'avait été emmené dans le Fond. Elle se morigéna : aucune loi ne le dirigeait, le Fond était liberté infuse, bridé seulement par l'imagination de son hôtesse. Une création de son cerveau qui s'adaptait au besoin du présent, avait prétendu Amara. Mais Thalya ne pouvait s'empêcher de chercher une logique, une façon d'expliquer un abîme qu'elle seule semblait voir.

Elle s'arrêta un instant pour observer les racines noueuses immergées sous les filets de brumes, tels des radeaux d'échoués en quête de l'île salvatrice. Comme d'habitude, l'humidité s'amassait au crépuscule naissant, mais malheureusement pas en quantité suffisante pour annuler l'assemblée de ce soir. Enfin, elle reprit son chemin entre les troncs qui se dressaient de plus en plus denses, puis, piqua un sprint et oublia toutes ses préoccupations. Les Voix s'éteignirent. Les ruisseaux enjambés, les branches réveillées de leur hibernation latente, la mousse frémissante ; tout disparut.

Lorsque Thalya eut enfin atteint son but, une clairière grisonnante décorée d'un curieux socle de pierre, ses pensées filaient à nouveau droit. Parfait. Elle se dirigea vers le support et lut en diagonale les deux papyrus rugueux qui reposaient dessus. Des messages destinés au Corbeau Noir. Comme d'habitude, un de Crystal, où se trouvaient consignées toutes ses plaintes et malaises, ses doutes et ses peurs. Si Thalya avait d'abord évité de les lire par respect pour l'intimité, elle n'y jetait à présent qu'une attention lâche et exaspérée. La fiancée de Caïam ne devrait-elle pas s'entraîner un peu plus au lieu de passer son temps à coucher ses lamentations sur papier ? La deuxième lettre lui parut plus cryptique. Un appel à l'aide.

Comment se dés-Altérer ?

Malheureusement, Thalya n'avait jamais trouvé de réponse à cette question. Cette missive inattendue démontrait cependant de la présence d'autre Altéré à Istaldel. Pas que cela la surprenne. Statistiquement, une poignée d'entre eux se dissimulaient dans la foule anonyme. Il lui faudrait les retrouver avant que le Grand Conseil ne s'en charge.

Des éclats de voix retentirent alors au-dessus du froufrou des feuillages. Prestement, Thalya empocha les deux feuilles et se décala dans la silhouette d'un tronc. Un soupir lui échappa quand elle reconnut le piaillement aigu de Crystal, qui discourait avec une volubilité rare sur les bienfaits du Corbeau Noir, qu'il lui avait sauvé la vie et qu'il était devenu son meilleur ami. À qui donc servait-elle la soupe de son existence terne ? Caïam ?

Au lieu de la longue chevelure soignée de son frère apparurent les joyeuses bouclettes de Mika. Irritée, Thalya se rencogna un peu plus dans l'ombre. Depuis quand ces deux-là se fréquentaient-ils ? Sans signe d'impatience aucune, le jeune homme endurait le monologue et observait avec intérêt la relique.

— C'est cela que tu voulais me montrer ?

— Pas tout à fait... Je voulais une faveur, enfin, que tu m'offres quelques conseils. Pourrais-tu me prêter ton épée, un instant ?

La surprise qui se peignit sur les traits de Mika ne reflétait qu'une infime proportion celle de Thalya quand Crystal s'en saisit et passa en position de défense. L'éclat dur de la lame capta la lumière et la renvoya en arc éblouissant lorsque la jeune fille passa d'un cercle technique à l'autre, concentrée, fluide. Stupéfaite, Thalya se rapprocha du tronc qui la dissimulait. Ses doigts se prirent dans les rainures et entreprirent de les gratter, de les effacer. Depuis combien de temps Crystal s'entraînait-elle ainsi – dans le plus grand secret ? Un tel résultat ne s'obtenait pas en quelques mois. Impressionnant. L'aveu lui coûtait plus qu'elle n'aurait cru l'admettre. Entretemps, Mika avait rejoint la danse et termina l'enchaînement à ses côtés. Enfin, il posa la question qui brûlait les lèvres de Thalya.

— Tu es douée. Pourquoi ne pas le montrer aux autres ?

— Parce que...

La voix de Crystal s'embua de larmes.

— Parce qu'il suffit d'un moment d'inattention pour que tout échappe à mon contrôle. Et si tout le monde savait... On me détesterait encore plus que maintenant !

Lorsqu'elle finit par éclater en sanglot, enfouie dans les bras du jeune homme, Thalya s'était déjà retirée, ombre parmi les ombres, troublée et tiraillée par une intuition amère ; une petite voix qu'elle refoula et qui finit par disparaître avec le reste dans la course folle.

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