Chapitre III (2)

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Amara soupira pour la cinquantième fois de la soirée, les joues rougies par l'alcool. Pourquoi son frère s'était-il ainsi immiscé dans ses affaires ? Il lui paierait cet affront. Toujours aux bras de Thalya, le jeune homme riait d'une joie visible rare chez lui. La championne n'était-elle pas venue en quête d'information ? Enfin, elle avait l'air de bien s'amuser elle aussi, bien que des regards furtifs s'égarassent parfois vers le commandant ennemi, attentifs. Bien sûr, Amara pouvait se réjouir pour eux, mais... non. Le prétendant avec qui elle dansait – elle avait cessé de mémoriser leurs noms et statuts respectifs – semblait être doté de l'intelligence d'une huître et de la conversation d'une plante. En plus, il n'avait jamais dû prendre de cours de valse et lui avait déjà marché dix-sept fois sur le pied.

Aïe.

Dix-huit fois. Si le regard pesant et sévère de sa mère, qu'elle croisait à chaque nouvelle ronde, ne lui collait pas au dos, elle se serait débarrassée du semblant de mollusque depuis longtemps. Mais les paroles, pour une fois non-dénuées de sagesse, d'Alexey la tourmentaient.

Le mariage arrivera bientôt.

Un nœud se forma dans l'estomac, suivi d'une nausée féroce. Elle s'excusa auprès de son partenaire, malade à l'idée de passer plus d'une seconde de plus avec lui, puis s'essuya les paumes moites contre un mouchoir en tissu, soulagée.

Emplie d'une détermination nouvelle, et un nouveau verre de cocktail à la main, Amara se faufila entre les danseurs. Le sol tanguait un peu sous ses pas, comme sur un bateau. Les sijites flottantes et déplacées par de géantes libellules domestiquées, les zies, ne l'aidaient pas à retrouver son équilibre. Les rayons de lumières émis par les pierres ne tenaient pas en place, s'éparpillaient entre les brumes dehors et les verres en cristal, floutaient les mouvements des convives.

Enfin, après avoir trébuché une ou deux fois sur le tapis écarlate déroulé pour l'occasion, Amara arriva près de la table ronde principale et, faisant mine d'hésiter entre deux sortes de biscuits, attendit que sa mère ait terminé sa discussion avec Ollyver. Elle ne prit d'abord pas bien garde à ce qu'ils disaient, mais tendit l'oreille lorsque l'albinos raidit un doigt osseux vers Thalya et Alexey, toujours en train de virevolter sur la piste.

— Mais je suis curieux, comtesse, qui est donc la jeune femme en train de danser avec votre fils ?

— Oh, une de ses nombreuses conquêtes, sans doute. Il a la navrante habitude de changer de compagne à chaque soirée, un de ses seuls défauts, il faut se l'avouer... Celle-ci sait danser, au moins.

Ollyver rajusta son uniforme vert sombre et piqua un raisin au buffet, l'air pensif.

— Elle ressemble beaucoup au portrait que l'on m'a fait d'une des championnes d'Istaldel, constata-t-il.

La comtesse haussa des épaules, visiblement peu intéressée, et sirota sa coupe de champagne en attendant que l'homme se retourne vers elle. Absorbé par ses pensées, il n'aurait pas dû entendre le hoquet moqueur d'Amara. Et pourtant il darda son œil écarlate sur elle.

— Vous en savez plus, demoiselle... ?

Honte et effroi. Amara rougit violemment. La coupe de vin s'échappa de ses doigts et se fracassa par terre.

— Ma fille, Amaryllis, répondit sa mère à sa place. Ne vous embêtez pas avec elle, elle est un peu, disons... simplette.

— Maladroite, plutôt, rectifia-t-elle à toute vitesse, morfondue.

Fais-toi remarquer, avait souligné Alexey. Il n'avait probablement pas envisagé l'approche de cette manière, néanmoins. Et sa mère qui n'hésitait pas à l'enfoncer encore plus dans l'humiliation. Oh, elle espérait vraiment avoir appliqué assez de fond de teint. Sinon, elle n'aurait plus qu'à se terrer dans un coin, ou peut-être qu'elle pourrait se camoufler contre les rideaux rouges de la salle ?

— Mademoiselle Yl'Coltraz, peut-être pourrais-je vous soulager de cette maladresse le temps d'une danse ?

Amara reconnut trop tard la haine dans les glaçons qui servaient d'iris à sa mère et, comme acculée, recula d'un pas, bousculant presque le serviteur qui avait accouru réparer les dégâts. Trop tard. Avec réticence, elle souleva les jupons pour éviter qu'ils s'imbibent davantage d'alcool et rejoignit le commandant qui, d'un geste sûr, l'amena sur la piste.

Elle tressaillit lorsque ses doigts effleurèrent les moïras du commandant, qui dépassaient de la manche. Chaudes, vivantes. Les moïras d'un Altéré en train d'utiliser ses pouvoirs. Une perle devait se dissimuler derrière l'épais tissu. Mais de quelle sorte ? Faisait-il partie des Modeleurs, comme elle, ou descendait-il d'une faction moins connue ? Les Renforceurs aux muscles de fer devenaient souvent de bons soldats, mais il n'en portait pas la carrure.

La curiosité la tenaillait, mais la bienséance la fit taire. S'il l'avait prise de côté, ce serait pour lui poser des questions à elle, et non l'inverse. Elle inspira par le nez pour se calmer, comme lui avait appris Thalya, mais ne réussit qu'à s'étouffer un peu plus sous le parfum capiteux d'une dame qu'ils croisaient.

Manifestement, l'albinos savait danser et ses mouvements précis accompagnèrent si bien ceux de la jeune fille qu'elle sentit se détendre. Son cœur, qui s'était débattu avec plus de vigueur qu'un oisillon dans son premier envol, s'englua dans une agréable langueur.

— Votre mère n'est pas très informée, nota finalement son partenaire avec un léger sourire. Et pourtant, votre famille a l'air de très bien se porter malgré les temps difficiles.

Elle ne l'avait d'abord pas trouvé beau, mais là, sur la piste de danse, les traits détendus de l'homme lui conféraient presque... du charme ? Amara s'empourpra à nouveau et se hâta de combler le silence.

— La vérité, c'est que ma mère met un point d'honneur à ne pas se mêler des affaires d'Istaldel, autres que pécuniaires et commerciales.

— C'est intéressant, comme tactique.

Amara ne releva pas l'ironie et expliqua d'un ton dogmatique la situation, plus à l'aise d'enfin nager dans des eaux connues. Elle tenta de faire abstraction de la nature d'Altéré de son partenaire. Après tout, son apparence exceptée, il paraissait tout à fait sain d'esprit, loin des histoires de folies et d'âmes corrompues par l'usage abusif de perle colportées par les rares réfugiés. Elle tenta aussi de faire abstraction de la main à la taille qui la dirigeait si habilement entre les danseurs. Une main qui avait déjà dû faire couler beaucoup de sang. Un frisson l'envahit à nouveau avant qu'il ne s'évanouisse subitement.

— Disons qu'il s'agit d'un cas assez particulier. Notre famille tient depuis le début de l'Ere d'Elesir les rênes de l'économie d'Istaldel, comme il se doit de notre statut. Néanmoins, la ville n'a jamais aimée être assujettie à la noblesse. Dans le passé, il y a toujours un accord tacite entre elle et nous : elle fermait les yeux sur nos gains... exagérés et nous devions nous tenir à l'écart de la politique et des affaires estudiantines et militaires.

Du coin de l'œil, Amara aperçut un groupe de filles aux moues amères se rassembler et jeter des coups d'œil noirs vers un coin de la piste. Elle suivit leur regard et tomba inévitablement sur Thalya et Alexey, en train de valser comme si personne autour d'eux n'existait. Elle soupira, déconcentrée. Vraiment, elle avait été bien charitable de lui laisser la meilleure danseuse de l'assemblée. Mais Thalya devrait faire plus attention à ne pas laisser espérer Alexey, qu'elle avait déjà rejeté dans le passé.

— Ils vont bien ensemble, commenta Ollyver. Vous disiez donc qu'il s'agissait bien de la championne du Quart II, Thalya Esteyal. Comment donc votre frère l'a-t-il rencontrée pour entretenir une telle relation ?

Prise de court, Amara balbutia qu'elle n'en savait rien. Elle ne se souvenait pas avoir révélé l'identité de son amie. Ollyver hocha alors poliment la tête, lâcha sa main et s'excusa en une rapide courbette. L'instant n'avait duré qu'une seconde et déjà, la jeune fille se retrouvait seule au milieu de la grande salle. Il se dirigeait vers Thalya.


Le Pouvoir Des Perles - Les Altérés d'IstaldelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant