Chapitre 1

403 35 48
                                    


Alda serre les pièces de monnaie dans sa main. Elle les recompte comme si l'opération répétitive augmenterait la somme dérisoire. Aucun plan ne lui convient. L'ordre de priorité de ses achats change chaque seconde : soit du lait, de la farine et des œufs, soit quelques légumes pour la soupe, une aiguille et le fil en soie pour honorer ses commandes.

Accablée par ses pensées, elle est revigorée par des yeux verts qui l'extraient de ses soucis.

Cette couleur évoque tout un patrimoine, c'est l'appartenance, l'identité, les montagnes, les terres arides. Fille de paysans, Alda nait il y a quarante ans à la campagne. Dès ses premiers cris, elle grandit au rythme du blé, chatouillée par l'odeur de la pluie mêlée à celle des terres assoiffées. Elle goûte chaque saison et se comporte comme une plante : des doigts noircis tout l'automne à force de creuser et planter, des mains vertes durant l'hiver à la suite du contact du pois.

Ce qui l'attriste le plus, c'est de devoir payer pour manger des légumes. Autrefois, elle cherchait n'importe quelle terre, se permettait de prendre quelques petites parcelles du propriétaire pour faire pousser des tomates et du blé, gratuitement, un cadeau du ciel.
Depuis trois ans elle respire l'air mêlé aux carburants, dans le chaos des grandes villes. Elle se sent arrachée de ses racines.

- Bonjour maman.

Son fils a gardé la voix douce de son enfance. Son teint évoque la clarté de la lune, marié à une chevelure noire cendrée, soyeuse et coiffée avec élégance en arrière, une mèche rebelle effleure délicatement son front. Une barbe entretenue avec art caresse à peine la courbe de sa mâchoire, s'arrêtant près de l'oreille. Une fine moustache ombrage les lèvres charnues d'une teinte rosée. Un nez droit et noble se profile sur un visage carré, encadrant son regard d'un vert éclatant, véritable étincelle de sa beauté singulière. Des sourcils arqués en ailes d'aigle complètent l'ensemble, faisant d'Iram un homme à la grâce enchanteresse.

- Bonjour mon enfant.

Le sourire forcé d'Alda ne dissimule pas ses soucis. Elle s'empresse de lui tirer la seule chaise de la cuisine.

- Alors, tu es prêt ?

Il hoche la tête en mettant discrètement la main dans sa poche.

Sa maman lui sert sa tasse de lait en y versant la dosette de café soluble tout en espérant que le goût amer de la caféine absorbe celui du lait. Le réfrigérateur toujours en panne, n'arrive pas à conserver les aliments. Par triste habitude, elle met le paquet de lait au bord de la fenêtre pendant toute la nuit souhaitant sans grande conviction que le vent glacial nocturne puisse jouer son rôle, mais le lait ne semble pas résister, un arrière-goût apparait déjà.

Iram ajoute une seule cuillère de sucre et fait des gestes rotatoires avant de plonger ses lèvres dans son mug. Alda pince sa lèvre inferieur. L'amertume du breuvage de son fils lui monte à la gorge.

Iram avale deux gorgées du liquide chaud. La surface ébréchée de la table accueille la porcelaine avec un murmure inaudible, et ses doigts glissent lentement hors de l'étreinte fragile de la tasse. Son regard se perd dans l'horizon de la cuisine, témoignage silencieux de la pauvreté qui pèse sur chaque coin de la pièce. Le goût du café, qui se voulait réconfortant mais qui ne fait que souligner les contraintes de sa réalité, persiste sur ses lèvres.

Sa mère écarquille les yeux pour décoder son visage infranchissable, elle le dévisage en cherchant le moindre dégoût, mais son enfant garde son air aisé. Il avait avalé bien des souffrances, ce n'est pas un arrière-goût qui le ferait tomber. Elle connait son fils par cœur : il n'a jamais faim quand le frigo est vide et il termine son plat même si la nourriture est périmée.
Il finit sa fouille dans les poches de son pantalon et, à l'instar d'un illusionniste, en fait sortir des billets d'argent. Il offre le tout à sa mère ou presque, ne gardant que 20 dollars pour lui.

- C'est une petite avance de ma bourse.

- Mais voyons mon enfant, tu gardes ton argent pour tes études. Tu sais que j'ai mon travail et...

La voix tremblante d'Alda est interrompue par l'étudiant qui lui serre la main dans un geste autoritaire.
Elle tient l'argent fermement jusqu'à ce que ses doigts virent au rouge. Le soulagement adoucit ses traits. En un seul geste, tous ses soucis ont disparu.

Elle ne compte pas les billets sous le regard de son fils et se contente de les mettre dans sa poche, mais elle aperçoit une dizaine de billets de 10 Dollars, ce qui la réjouit. Elle fera ses courses sans se priver : des légumes et pourquoi pas des fruits, des œufs, un paquet de lait et deux fils en soie rouge et noir ?

- Ah j'ai oublié ! Ton cartable, dit-elle en avançant vers la fenêtre pour le récupérer. Je l'ai lavé hier, cousu le petit trou avec les fils de soie, puis j'ai ajouté une couche de vernis pour cacher les petites usures. Voilà, c'est comme neuf.

Iram rattrape son cartable en admirant les petites retouches de sa mère. Il l'ouvre délicatement pour y mettre son carnet et quelques paperasses dans une chemise, notamment les feuilles de stage.

Il se lève doucement, après avoir terminé la moitié de sa tasse de lait pour ne pas accentuer le chagrin de sa mère. Il se dirige vers la seule petite chambre au fond du couloir où sa petite sœur dort encore. Elle s'enroule comme un escargot dans les draps, bien au chaud, comptant faire la grasse matinée comme une princesse. Il embrasse ses joues pourpres en faisant bien attention de ne pas la réveiller puis récupère son écharpe marron de l'armoire qui grince.

Une petite voix à moitié endormie l'appelle.

- Bonjour lazy woman.

- Le cho co lat, grogne-t- elle, toujours les yeux fermés.

- C'est noté miss, allez sors de ton hibernation, et rejoins maman.

Iram prend quelques minutes devant le miroir aux bords érodés du hall pour régler son col dans des gestes attentionnés sous le regard admiratif de sa mère. Il se vêt de son plus beau costume, un bleu foncé, au-dessus d'une chemise blanche entourée par son écharpe. Une légère odeur de jasmin, parfum fait maison, chatouille agréablement ses narines. Aux pieds, il met ses bottines noires Chelsea, lui donnant l'air d'homme posé, digne de la mention honorable.

Il a tissé son costume jour après jour dans les champs estivaux brûlants, la récolte d'efforts élégamment récompensée avant son départ pour Washington.

Ses habits épousent avec grâce sa silhouette altière d'un mètre quatre-vingt-neuf et dessinent l'élégance d'un équilibre parfait. Sa musculature révèle des heures dévouées au travail dans les champs, lui conférant une grâce athlétique.

Ce matin il est spécialement affairé, une première réunion avec son encadrante, Miss Darla, une sommité de l'établissement. La réunion sera probablement suivie d'une cérémonie portes ouvertes. Voulant donner bonne impression, le jeune thésard quitte la maison une heure à l'avance.

Cette première journée à George Washington University consacrée par la première rencontre avec Darla Harris sera gravée dans sa mémoire pour l'éternité.

Miss DarlaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant