Chapitre 37

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Point de vue de Darla :

Le bruit devient une fréquence jouée chaque cinq minutes. Un vrai ennui. Finalement j'arrive à ouvrir mes paupières.

Trente-cinq appels manqués.
Je râle devant ce nombre.
15h30.

Il fait un peu froid, je frissonne. Je m'enroule dans ma couverture et m'accole à mon voisin de lit cherchant la chaleur de son corps. Je m'évanouis de nouveau.

16h15.

Le vibreur retentit de nouveau m'extirpant de mon sommeil. J'étais dans un sommeil profond, comme si j’avais dormi depuis des années. A côté de moi Iram grogne à cause du bruit. Ma belle-mère ! Je sors de ma couverture pour lui répondre dans le hall :

– Bonjour
Je cherche ma robe de chambre par terre.

– Ah tiens ! Enfin un peu d’indulgence.

– Désolée, le travail s'acharne sur moi depuis des jours, le rythme est fou.

– Je préfère une belle formule d’excuse. Que dirais-tu de la simple « excuse-moi » ? Surtout que tu t’adresses à une dame aux cheveux blancs.

C'est fou comme elle peut être ennuyeuse ! Elle vénère les phrases soutenues.

– Joyeux anniversaire, tu trouveras ton cadeau à la réception.

Je termine très vite ce coup de téléphone lourd et je reprends mon nid douillet où je m'enroule sous les couvertures. Mon corps courbaturé me brûle, mes muscles me font mal. Je me sens engourdie.

A côté de moi Iram dort à moitié nu, l'autre moitié se cache sous la couette. Il baigne dans un sommeil profond. Un visage angélique. Son torse est bien tracé, ses cheveux mal coiffés lui donnent un air mignon. Il est beau. Je l'examine en me rappelant la nuit d'hier. Je culpabilise au fond de moi. J'avais tort, j'ai honte de moi. Mais une autre partie de moi me réconforte voire me félicite. En le contemplant, je me rappelle ses gestes, ses mots, son audace et sa fougue débordante.

Je passe ma main droite sur la totalité de son corps commençant par son torse et arrivant jusqu'à ses pieds. Il semble anesthésié plutôt qu'endormi. Je tire petit à petit la couette jusqu’à le dénuder entièrement.

J'ai l'air de ces femmes âgées délaissées et désespérées qui se régalent en s’offrant l'intimité des jeunes hommes. Ces femmes qui côtoient les discothèques et qui mettent des fortunes dans les boxers des jeunes stripteaseurs.

Je reprends ma place en vitesse, me tournant sur le côté controlatéral avant qu'il ne me découvre. Je me rendors.

Mon téléphone se met à vibrer une fois de plus, incessamment arrosé de vœux d'anniversaire bienveillants.

Je vérifie l'heure : 17 h ! Oh j'ai carrément oublié ! Je dois faire les boutiques, je n'ai pas encore de tenue pour le festival de la cinématographie.

– Iram, Iram.

Il entrouvre les yeux comme un bébé écureuil. Me dévisageant d'un air amnésique, comme s'il ne se rappelait rien. Quelques secondes après il renferme les yeux.

Après plusieurs tentatives, il se réveille péniblement. Petit à petit il reprend conscience. D'un geste sec, il cache la moitié de son corps avec la couette. Trop tard mon enfant.

– Je dois faire les boutiques aujourd'hui. Si tu veux tu peux rester ici pour dormir

– Bonjour, articule-t-il à peine. Non je viens avec toi.

– Je vais me préparer. Le chauffeur sera ici dans vingt minutes.
Il baragouine du mieux qu’il peut, les yeux fermés, il arrive à peine à se mettre debout.

– Tu peux rester si tu veux !

– Non, non je viens avec toi dit-il en se forçant à se lever.

Je le laisse mettre ses vêtements et me dirige vers la salle de bain pour une douche rapide. Quelques minutes après, il part vers sa chambre.

Une heure après :

Mes dents claquent en réponse au vent glacial qui souffle depuis ce matin, tandis qu'une convivialité chaleureuse me réchauffe le cœur. L’esprit festif de décembre règne sur Paris. Tout me semble magnifique, les élégantes façades des boutiques de luxe qui bordent la rue Saint Honoré sont ornées de décorations éblouissantes, créant un beau tableau de Noël sous les lumières étincelantes.

Tout au long de la rue, les piétons se bousculent pour prendre des photos, plusieurs prises, plusieurs positions. Les flashes de leurs téléphones ne cessent de cligner. On dirait le passage d’une star sur le tapis rouge. D'autres passants déambulent dans cette avenue emblématique, s'émerveillant devant les créations artistiques qui transforment la rue en un spectacle éblouissant.

Des artistes de rue, avec des cheveux bouclés et un outfit atypique ajoutent une note musicale à l'ambiance, qui accompagne les pas des passants. Les rires joyeux des jeunes résonnent dans l'air. Leurs regards parlent, chantent même. On peut deviner leurs cœurs sous leurs cages pompant la joie, la jeunesse et la folie de l'amour.

– Ça me rappelle les années du lycée. Madame Largot, de maman française, organisait chaque année un voyage de rêve à Paris. Je me souviens de la première écharpe achetée à cette rue, dis je

Il serre ma main, et l'embrasse doucement.

Je vois en lui ce que je voyais dans mon regard il y a des années. Ça doit être la première fois qu'il mette les pieds dans une ruelle aussi prestigieuse que Saint Honoré.

– Le passé se joue de nouveau, avec la précision que ma prof s'appelle Darla, rétorque t-il

– Tu as de la chance ! Madame Largot, une dame éminente, était très sévère, une obsédée de règles. Elle courait presque après nous, après les jeunes qui se faufilent dans les restaus pour la dégustation de vin. Elle apprenait aux filles comment marcher comme de vraies dames et comment sourire aux gens. J'ai envie de la revoir de nouveau.

–  J'ai envie de boire, me coupe t-il

Je souris.

– Tu seras renvoyé.

– Pourquoi ne pas lui écrire une lettre... Madame Largot, avec une nouvelle photo de toi dans le même endroit, en lui souhaitant un joyeux Noël.

– J’aurais voulu.
L’émotion me coupe le souffle un moment. Elle est partie en nous laissant de très jolis souvenirs.


PDV d'Iram :

Me voilà essayant de retenir mes larmes naissantes. Je ne veux pas que Darla le remarque.

Il y a cinq ans, j'étais encore au lycée, l'année avant la terminale. Je me souviens encore de mes mains glacées et de mes vêtements humides après une belle course en ce jour froid et pluvieux. Le professeur de maths était absent de 15h à 17h. Le surveillant nous a conduits à la salle de révision. Une salle aux murs défraîchis, équipée par quelques postes informatiques, certains infonctionnels. Des tables et des chaises en bois. Rien de plus prometteur !
Durant les deux heures de retenue, l'un des postes accédait au wifi de la scolarité. J'ouvrais les vidéos de Noël à Paris. Tous mes amis se rassemblaient derrière mon dos, dévorant ce qu'ils voyaient sur l'écran. Même le surveillant qui ne permettait à aucun de nous de bouger la tête, a rejoint notre petite réunion. Lui aussi, il était touché.

En dehors de la salle le ciel était gris et lourd, constellé de nuages sombres. Les gouttes d’eau s’abattaient sans relâche. Un mistral piquant accentuait la sensation de froid. Les arbres dénudés agitaient tristement leurs branches sous l'effet du vent.
Les vidéos de Noël créaient une sorte de déconnexion de cette mélancolie hivernale. La connexion s'alourdissait parfois, nous rendant impatients de découvrir les décorations festives.

A 17h et quand la sonnette retentit, nous sortîmes de la salle en courant. Tout était sombre et sans couleurs. Toutes les couleurs restaient derrière nous, dans cette salle, ou nos cœurs s’étaient réfugiés.

Les rues mouillées reflétaient les lumières ternes des lampadaires, créant des traînées scintillantes sur le pavé. La terre était mouillée et malléable, elle souillait bottes et chaussures. Ce jour-là j’avais mis mes espadrilles au lieu de mes bottines. Ces dernières étaient déchirées. Avant de sortir, ma mère m'avait proposé de mettre celles de mon père. Elles étaient très grandes et tout aussi maculées. J'avais pris donc le risque de mettre des espadrilles en espérant que le soleil veille sur la ville. Hélas.

Je n'aurais de nouvelles bottines qu'à la fin de la semaine quand ma mère aurait toucher son salaire modique. Après le décès de mon père notre vie s'est encore compliquée. Nous avons vécu la misère. Ce jour-là, je devais aller à la tête de la montagne pour aider ma mère à fixer sa récolte de bois sur le dos de l'âne. Cette bête était tout ce qui nous restait comme héritage.
Ces chaussures avaient connu de meilleurs jours, mais ce jour-là, elles ne constituaient qu'une mince barrière entre mes pieds et la rudesse du sol. Les trous béants laissaient passer l'eau, ajoutant de la détresse à chaque pas. Arrivant au sommeil, la tristesse du paysage m'accueillit. Ma mère, avec ses mains glacées et son corps aminci, penchée sur le sol récoltait encore et encore des branches sèches. Plus elle en récolterait, plus elle gagnerait de centimes. Elle était la dernière sur la montagne, les autres femmes étaient déjà rentrées. Après le décès de mon père elle suait jour et nuit pour nous.

En me voyant, elle m'accueillit avec son sourire immuable. Elle me tendit un parapluie, elle qui travaillait depuis des heures sous les gouttelettes d'eau. Elle me tendit aussi les bottines de mon père. Elle les avait portées avec elle après ma sortie de la maison.

En changeant de souliers, mes pieds, bleus de froid et douloureux, ne connurent pas d'amélioration. Une douleur qui me faisait oublier la beauté de Noël. Ici et le long de la ruelle délabrée, les maisons et la structure des bâtiments ne faisait que peser davantage la misère. Je comptais les pas jusqu'à la maison. En arrivant ma mère échauffa de l'eau sur la cuisinière et me prépara un seau pour y immerger mes pieds.

Et aujourd'hui ? Me voilà, en plein cœur de Paris. L’écran d’antan ne me sépare plus de ce que je souhaitais vivre ! J'ai bossé dur durant mes premières années universitaires. Nous avons vendu cet âne et nous avons jeté ces bottines. Je bouge mes doigts dans mes Chelsea noires. Je suis bien au chaud. Aucun trou ne fait passer le vent. Mon sang bouillonne à cette pensée, je retiens mes larmes du mieux que je peux. Je ne veux pas qu'elle le remarque, ma dame de compagnie !

– Sais-tu où je peux acheter de belles bottines ? demandai-je animé par mon désir de revanche sur les temps miséreux.

– Suis moi, je t'en prie.

A la fin de cette ruelle se trouve une boutique chaleureuse de marque, aux prix modérés par rapport aux autres. Je mets cinq-cents dollars à la caisse sans me soucier des conséquences. J'ai choisi de très beaux articles que j'ai mis aux pieds. Ça n’apaisera pas la douleur de froid que j'ai senti durant mes années au lycée, mais c'est un signe éloquent que mes promesses sont tenues. Après avoir payé la somme de MON propre budget, de MA bourse, mon cœur vibre, vainqueur.

Un homme, un vrai, peut changer son présent en pensant à son avenir. Il y a cinq ans, mes rêves étaient étouffés par les chaînes de la pauvreté. Cependant, dans l'obscurité de ma réalité économique, je percevais une lueur d'espoir, un chemin éclairé par le pouvoir transformateur de l'éducation, quoique faiblement. J'avalais les livres et les documents universitaires pour arriver jusqu'à ici.

Les deux heures suivantes s’écoulent dans les boutiques de marque en suivant les caprices de Darla. C'est son anniversaire et elle se régale ! Des écharpes finement tissées de Dior, des escarpins Fendi noir, un sac à main Gucci.

– Ça sera la dernière boutique, me rassure t-elle

Ouf ! Le bonheur.

Point de vue de Darla :

Je discute avec la vendeuse tandis qu'Iram fait le tour pour contempler les articles. Il a un goût bien développé pour la mode. Il prend son temps pour admirer chaque bouton de chaque chemise, l'emballage, l'odeur, l'atmosphère.
Je l'extirpe de ses rêveries :

– Tu voudrais m'aider à choisir un jolie carré Hermès ?

Quelques minutes après il opte pour une couleur bleu pétrole.
En sortant de la boutique il ne cesse de me contempler et de me faire des éloges d’un amoureux fou. Je me colle à lui en marchant afin de chauffer mon corps.

– Je connais un bon café aux alentours. Mais tout d'abord il nous reste encore une toute petite destination. Je sais que tu as faim, on ne va pas trop tarder.

– A vos ordres madame.

Un fois arrivés à la boutique de lingerie son sourire malsain fait face.

– Tu veux que je t’attende ici ?
Il reste coincé sur le seuil

– C'est comme tu veux, je te laisse le choix.

J’essaye de rétracter mon sourire, amusée.

Trois minutes plus tard, il se faufile derrière moi. Il reste à l’écart en faisant semblant de s'intéresser aux produits exposés, mais je sens son regard curieux posé sur moi, et sur les minuscules articles que je choisis.
Une fois dans la cabine d'essayage il prend la peine de tenir mes paquets, fruits de notre long shopping.

– Je peux entrer ? demande-t-il derrière les rideaux.

– Non !

Il entre quand même. Heureusement que je n'ai pas enlevé mes vêtements ! Il ignore qu’on n’essaie jamais les sous-vêtements. Je me contente juste d’examiner mon reflet dans le miroir éclairé et de ce moment de solitude pour vérifier les articles.

Il met ses deux mains sur mes hanches et me tire vers lui. Ses yeux sont ivres, son regard adouci. Allégé de son épais anorak dans la boutique surchauffée, sa cage thoracique dévoile ce qu'il ressent. J'adore l’effet que j'ai sur lui, la façon avec laquelle il me regarde.

– Il faut qu'on y aille, tu n'as pas faim ?

Miss DarlaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant