Le Marais Gris

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La troupe s'est mise en marche et le silence pèse lourdement sur chacun de ses membres. Au début, je flaire une gêne pour certains et une incompréhension pour d'autres quant à ma présence parmi eux ; ils se posent des questions, à juste titre. La fille, elle, se fiche bien de qui participe à cette quête. Il n'est pas difficile de s'apercevoir qu'elle ignore tout des dangers qui l'attendent par-delà ce bosquet. 

Je ne la connais pas, mais n'importe quel être sensé lirait ses intentions distinctes dans le moindre de ses gestes, dans la plus brève de ses paroles. Elle se montre courageuse. Veseryn se grandit au fil de ses pas. Son entourage, d'hommes jusqu'à présent, l'a poussée à s'enhardir et à s'affirmer, car elle a conscience que son destin dans cette troupe ne tient qu'à un fil, et ce fil prend le nom d'Orist. Sans lui, les trois autres l'auraient éjectée, tel un vulgaire moucheron agaçant, surtout Torebok. Elle s'est ainsi construit une image d'adolescente caractérielle, avec une répartie vive et incisive, mais qui ne fera malheureusement pas le poids contre ses vrais adversaires. 

Elle n'a pas bien saisi dans quel genre d'aventure elle s'est enrôlée. De son point de vue, Veseryn veille sur un nourrisson ; je parie qu'elle s'est attachée à lui, parce qu'ils vivent un chemin de vie similaire et qu'elle s'est prise de pitié et d'affection pour lui. Elle n'a su que trop tard l'origine de ce bébé et ce qu'il devait advenir de lui, quelles immondices les Mages Fous seraient capables de commettre pour l'éliminer de la succession et ce que les Hommes seraient prêts à sacrifier pour qu'il monte un jour sur le Trône du Roi des rois. Bravoure se transforme souvent en inconscience.

Veseryn et Orist sont les seuls insensibles à mon apparition – l'un parce qu'il m'a convoquée et l'autre parce que je ne l'intéresse pas. 

Les autres, en revanche, ils me surveillent sans répit depuis une heure. Nous nous sommes enfoncés dans le Bosquet des Saules et dans sa terre de plus en plus boueuse, nos membres se sont alourdis au fil des minutes et un poids s'est installé sur nos épaules ; l'on aurait dit que nos sacs nous tiraient volontairement vers le bas. Il s'agit-là de la magie noire qui rôde dans le Marais Gris dont nous nous rapprochons, par malheur. Alors même que nous faiblissons tous sous ces ténèbres, ils sont focalisés sur ma personne.

J'ai vu clair dans le jeu de Torebok. La fille pense que ce fier Nain use de ses flatteries exagérées pour séduire la première femme venue, or je ne suis pas d'accord du tout avec cette hypothèse. Il teste la nouvelle arrivée. Il détermine quel cœur ses compliments atteignent, quel esprit se confronte au sien. Voici là un comportement tout à fait banal et logique de la part d'un Maître mineur. Ils forgent et creusent mieux que quiconque, et perdurent longtemps à l'abri du soleil, loin sous la roche, mais leur éloquence subsiste dans leurs esprits habiles. Ils maîtrisent les discours à la perfection et ont inventé de nombreuses langues, la plupart révolues, au travers des ères. Un point commun avec les Elfes, par ailleurs.

Le comportement du Prince des Arbres d'Argent ne me surprend guère. Peut-être est-il le plus discret des trois, puisque sa nature l'oblige à la politesse la plus pure et sincère, et qu'il n'offusquerait pas une Dame sans la connaître. Il jette des regards à la dérobée, qui se veulent furtifs. La première heure, je fais mine de ne pas les voir, plongeant toute mon attention dans la boue et marmonnant des jurons pour la forme en trébuchant. 

Un moment s'est écoulé ; il porte en lui des dizaines de questionnements muets et je suis lasse de subir ses œillades à peine dissimulées. Je commence à heurter ses yeux de plein fouet, lui faisant comprendre à trois reprises que je le remarque et que je n'aime pas son mutisme. Qu'il parle ou qu'il cesse son manège. À sa quatrième tentative, il décide d'abandonner et se penche plutôt sur le cas du Nain dont les bottes disparaissent sous terre.

— Ne me soulevez pas, enfin ! Je ne suis pas un sac à patates.

L'Elfe se retient, mais la légère et vive fracture dans son expression indique qu'il n'a jamais entendu ce mot auparavant. Torebok se dégage et sautille dans la boue, tant bien que mal. Je rejoins le blond qui, perplexe et curieux, prouvant définitivement son appartenance à la race elfique, cogite encore sur ce terme. Je lui glisse tout bas :

Dame AerynOù les histoires vivent. Découvrez maintenant