Les Huit Tours

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De toutes les conséquences de la destruction de la Source, je m'étais préparée à un nouvel assaut dans le Sud, à des vagues de fureur balayant tous les royaumes du Centre et du Nord, j'étais anxieuse à l'idée que les Mages Fous doublent ou triplent leurs patrouilles, que Laerran soit stoppé dans sa course dès les premières heures, que les peuples se fassent opprimés et écrasés dans un élan de courroux violent et implacable. En revanche, je ne m'attendais pas à l'effet inverse et pourtant, j'aurais dû le voir venir. Il s'avère que les routes se sont vidées, que plus personne ne patrouille dans les plaines, que le ciel ne gronde plus de tonnerres, que le soleil brille à nouveau en ces temps chauds et humides, que les sauvages ne sortent plus de leurs bois misérables, qu'ils s'y terrent et tremblent en se demandant quand ils subiront la rage de leurs maîtres. Les Huit contrôlent tous les autres pour une bonne raison. Ils ont vécu longtemps, ils ont assisté aux Vieux Jours, du début à la fin pour certains, et ils ont surtout dompté l'animal en eux, ils ont chassé la corruption et bien qu'ils lui permettent de ressortir quelquefois, ils demeurent seuls possesseurs de leur corps et de leur esprit, gardant une maîtrise quasi-absolue d'eux-mêmes. Par conséquent, ils ont tout de suite déclenché une sorte de situation d'alerte générale. Ils ont ordonné le rappel immédiat et sans protestation de toutes leurs troupes, incluant les mortels qui travaillent pour eux à l'Enclave Nord-Est, ainsi que tous leurs semblables. Ils ont tous abandonné leurs postes pour se cloîtrer derrière les portes désormais closes de ce territoire damné. Ils ont commandé à tous leurs sbires des terres annexées de rassembler leurs unités et de ne rien faire. Ils réfléchissent. Ils cherchent une solution. Plus que jamais, ils se savent menacés. La Source n'existe plus, cela signifie qu'ils ne pourront pas repeupler leurs rangs. Cette ère marque le début de leur fin s'ils agissent avec imprudence. Ils doivent faire en sorte de se préserver et sûrement cogitent-ils sur un moyen de recréer une structure magique capable de produire à nouveau des Mages. C'est une crise. Ils ne gaspilleront pas les leurs par orgueil. L'époque de leur domination est fragilisée, il leur faut se reconstruire et trouver de quoi asseoir leur pouvoir sans conteste sur les races affranchies. Tout cela réclame des jours et des jours, voire des mois et des mois de réflexions intenses, de calculs précis et de stratégies efficaces. Ils n'ont plus le droit à l'erreur.

De par cet effroi qui parcourt leurs rangs, je suis en mesure de traverser les plaines centrales, puis le carrefour compliqué entre les Monts d'Or, les Anciens Remparts et le Mont de Fer Rouge sans grande difficulté. J'évite de dévier par les Jours Éternels. Lorsque j'ai fui l'emplacement dévasté de la Source et que je me suis dirigée vers le Nord, j'ai été tentée par cette voie. Après tout, la Forêt me prodiguerait sécurité et calme, et à cet instant, j'ignore encore que les Huit ont rapatrié tous leurs hommes à l'Enclave. Seulement, un refrain mélancolique m'incite à me détourner de cette route ; je ne saurais l'expliquer, mais je ne me sens pas à l'aise avec le fait de pénétrer sur ce magnifique territoire protégé par Avarae dans mon état. 

À vrai dire, le chemin se fait long. Et difficile. Non pas à cause du sol périlleux et du soleil qui tape fort sur ma nuque, non pas à cause de la peur de tomber nez à nez avec un Mage Fou, non... Je remonte en plein milieu de ce carrefour risqué, mon esprit s'émiette au fil des heures, je le crains. Ma capacité de penser diminue, elle aussi. J'avance, tel un automate. Petit à petit, je comprends de mieux en mieux Torebok et son mutisme pesant. Tout comme lui, je m'en vais vers une mort certaine et malgré ma volonté de vivre, je continue de marcher sans pause. Je me nourris de ce que je vois dans les buissons, juste de quoi maintenir une énergie. Puis, arrivée au-delà du Mont de Fer Rouge, je poursuis à l'est, vers les Plateaux Verts où j'entre sans la moindre hésitation. 

Je flaire la présence des gnomes qui grognent à ma vue, se réunissent dans leurs trous souterrains, redoutant que je ne m'en prenne à leurs trésors. Les fées volettent ci et là, je perçois leurs lointains cris aigus, leur lumière bleutée et j'ai parfois l'impression de recevoir leur minuscule lance dans mes cheveux. Si elles voulaient réellement me blesser, je serais déjà en sang et titubante, essayant d'entamer des négociations avec elles. Or, elles me laissent tout de même franchir leur territoire. Elles discernent probablement le vide nébuleux dans mes yeux fixés sur l'horizon et mon désintérêt le plus total pour leurs cachettes. La nuit, j'entends les trolls rugir et ricaner ; je ne cherche pas vraiment à m'en dissimuler. Ils semblent se tenir à l'écart et de toute façon, je pourrais courir plus vite qu'eux si bien qu'ils me pourchasseraient jusqu'à l'aube et se changeraient en statues de pierre avant de m'avoir frôlée. Le sol est jonché d'épaisses racines sur lesquelles je trébuche souvent, un maigre vent génère une brise bienvenue qui ne suffit pas à contrecarrer les assauts des rayons bouillants de la boule de feu dans le ciel. Je m'éponge le front à plusieurs reprises avec le cuir de ma robe et me redresse à chaque fois que je manque de m'effondrer. 

Dame AerynOù les histoires vivent. Découvrez maintenant