Le Mage libre

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Torebok m'a réveillée pour mes deux tours de garde ; malgré les protestations de Veseryn, je ne prévois pas de la tirer d'une longue nuit de sommeil, aussi agité soit-il. Je ne me tiens pas longtemps dans le cercle restreint du campement pour une raison très simple : les hommes ronflent plus fort que des porcs aux narines bouchées. Je prends de la distance et patrouille tout autour à pas lents et silencieux. Le sous-bois ne renferme plus une once de secret pour moi, au bout de trois heures. L'aube ne tardera pas à poindre et nous devrons partir vers notre funeste route. 

J'ai longuement réfléchi et mon choix m'apparaît de plus en plus mauvais au fil des minutes. Je ne le regrette pas tout à fait, puisque nous serions en danger où que notre devoir nous appelle, mais je n'aime pas que le magicien ait remis ce fardeau sur mes épaules. Je me doute vaguement de sa motivation ; il cherche à convoquer la Dame Aeryn qu'il a côtoyée dans le passé, la brave et la sans-peur, celle qui se plongeait dans toutes les batailles sans la moindre hésitation, qui ne ruminait pas, qui avançait à tout prix et achevait ses missions avec succès car elle n'acceptait pas d'autres résultats.

Je crains que cette femme se soit tuée à petit feu et qu'elle n'existe désormais plus, qu'il la pousse à se révéler en vain et à qui il ferait mieux de renoncer vite, sous peine d'être très déçu. La vérité est ainsi ; j'ai perdu toute ma combativité, toute ma passion et tout ce qui façonnait la moi d'avant. Je ne peux retourner en arrière. Nul ne le peut. Mon unique choix est de me reforger.

C'est à cet instant que je perçois du bruit s'élever des buissons. Je ne pivote pas, ni ne regarde dans la direction. Il s'agit d'Orist. Le vieillard s'est tout juste levé et sûrement s'ennuie-t-il, parce qu'il vient me trouver à l'écart du campement. Par automatisme, je me rapproche d'une grosse racine à son arrivée et la désigne pour qu'il s'y assoie, ce qu'il fait aussitôt et j'en hausse un sourcil interloqué.

— Depuis quand votre vitalité vous abandonne petit à petit ? 

— Me traiteriez-vous de vieil homme ? Encore ? Allons, Dame Aeryn, nous savons tous deux que ces réflexions ne reflètent que le fond de votre véritable pensée.

J'accuse le coup sans broncher, mais je développe tout de même, soucieuse de me faire comprendre :

— Je ne vous offense pas dans une puérile tentative de cacher ce que je pense réellement de vous, Orist. Je m'inquiète, en réalité. Là, sont les mots de mon cœur auxquels je vous prierai de croire. Vous avez toujours été vieux. D'apparence seulement. À vous voir galoper dans tous les recoins du monde, tel un pur-sang sauvage, l'on vous aurait nommé Orist l'Infatigable. Votre jeunesse d'âme n'a jamais fait le moindre doute, mais vous voilà pantelant après quelques pas. Sans la menace qui nous traque, vous ne trouveriez pas l'énergie pour courir. Qui plus est, autrefois, vous auriez résisté au mal du Marais Gris. Que se passe-t-il ? Est-ce en lien avec la montée en puissance des Mages Fous ? Parlez vrai et je vous offrirai une vérité que vous n'espériez plus. 

Il me scrute de haut en bas et se met à sourire d'un drôle d'air. Je grimace pour seule réponse et tourne en rond, ne cessant de tendre l'oreille, étendant ma vigilance à tout le sous-bois et au-delà. 

— En premier lieu, j'ai besoin de savoir, Aeryn. Le Seigneur Eldaer s'est enquis à ce sujet, je présume. Il me faut savoir. 

Son ton se fait distant, presque emporté par le vent. Orist a misé toute son attention dans une fourmilière à ses bottes, n'hésitant pas à trahir son désordre interne en une moue anxieuse. J'entrevois aisément ledit sujet auquel il fait référence et n'ai pas le cœur à augmenter ses peines et ses tourments ; malheureusement pour lui, je ne lui apporte pas de bonne nouvelle.

— Je n'utilise pas ma magie, et elle ne se présentera pas de sitôt. Considérez-la absente de notre quête.

Orist prend le temps de cogiter dans le but de comprendre, de ne pas désespérer, de relativiser. Il doit me répondre, mais le coup est dur à encaisser et je lis une nette déception dans ses orbes vieux profonds. Quand il se juge prêt, son timbre, qui se veut digne et ancien, m'informe avec une vague de pessimisme qui ne lui ressemble pas :

Dame AerynOù les histoires vivent. Découvrez maintenant