Les Chaînes de l'Ombre

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Le drame se poursuit dans les heures sombres et remplies de tourments. À chaque cri des prisonniers, l'on se demande s'il appartient à Duran. L'appréhension monte. Puis viennent la peur et l'angoisse dans leur plus terrible des formes. Une incertitude implacable et une colère grondante. Si Torebok ne tarit pas d'histoires à raconter, en particulier pour détourner l'attention de la fille qui s'inquiète de plus en plus pour notre ami et pour le bébé dans ses bras, Laerran ne se plaint pas et parle peu, mais ses émotions vibrent dans l'air tout autour de nous. 

Il est évident que Duran a initié une révolte contre les sauvages d'Asemo pour dévier leur projet et se faire entraîner hors de la cellule à la place de l'Elfe, conscient que celui-ci avait tout juste guéri d'une grave blessure et que sa survie tenait uniquement du miracle. Laerran ne supporte pas cela ; il s'en veut de n'avoir pas davantage résisté, de ne pas l'avoir empêché d'agir ainsi, d'avoir laissé ces monstres le prendre, lui. La vie d'un Homme est déjà si courte et si fragile par nature, et les heures s'écoulent et il ne revient pas. Il pense sûrement avoir échoué à protéger les membres de la troupe et petit à petit, sombre dans un profond désespoir, typique des gens de sa race qui, privés de la Lumière, sont dévorés par l'Obscurité, ternis et souillés par son impureté. 

De son côté, Veseryn s'inquiète pour l'enfant. Il ne pleure plus et réagit moins ; selon ses murmures anxieux que je capte tant bien que mal, son comportement différerait de ses habitudes. Alors que Laerran demeure en majorité très silencieux et morose, Torebok s'occupe de la rassurer, usant de nombreux stratagèmes pour qu'elle, au moins, garde un brin de son innocence et pour que son jeune cœur ne soit pas assombri et englouti par le mal si tôt. Et puis, dit-il, pourquoi s'alarmer de l'état du bébé ? Après tout, il est encerclé par l'Obscurité. Bien sûr qu'il ne gazouillera pas de joie et ne s'amusera pas avec les cheveux dorés de la fille. 

Pourtant, son instinct la pousse au trouble. Je n'aime pas entendre ses commentaires à demi-mot, craignant que son intuition révèle un problème sérieux avec l'héritier dont nous n'avons pas besoin, en ce moment. Je suppose que sa part elfique souffre de l'éloignement drastique avec la Lumière, tout comme Laerran. Or, notre ami peut combattre ce découragement et la noirceur qui s'installent en lui, mais un nourrisson en serait-il capable ? 

Je suis rapidement coupée dans mes pensées par des grincements de portes, des gémissements et des rires gras. Il ne m'en faut pas plus pour reconstituer toute la scène. Les sauvages ramènent enfin Duran à la cellule et le hoquet de stupeur de Veseryn ne m'indique rien de bon. Elle lâche aussitôt un brusque sanglot, suivi par des jurons très fleuris et inventifs de Torebok. Les barreaux se referment vite après un son lourd – ils ont jeté notre ami au sol et s'en vont en grands ricanements moqueurs. Ils ne disparaissent pas totalement, car je perçois au loin leurs coups de fouet. Ils s'en prennent à d'autres malheureux que nous. 

— Qu'est-ce que ces misérables vous ont fait ? 

Veseryn pleurniche, probablement penchée au-dessus de Duran. Ce dernier tente des bégaiements incompréhensibles et crache a priori du sang, à tel point que Torebok ne peut retenir sa réflexion des plus pessimistes :

— Inutile de panser ses blessures, jeune Veseryn. Cela ne servira à rien.

— Oh taisez-vous ! rétorque-t-elle dans un vif cri. Ne parlez pas de lui comme s'il était déjà mort  et aidez-moi plutôt à le soigner !

— Le soigner avec quoi ?

Torebok ne s'oppose évidemment pas à elle par plaisir, mais parce qu'il se montre plus lucide qu'elle. Je ne peux qu'imaginer l'état déplorable de notre ami. Si seulement ces barreaux ne contenaient pas ma magie, serais-je en mesure d'apaiser ses peines ? De le sauver de la même façon que Laerran s'est extirpé des griffes de la mort ? J'ai toujours haï mes pouvoirs pour ce qu'ils sont et pourraient être, pour ce qu'ils ont fait par le passé, pour le Grand Éboulement de Iovannen qui manqua d'ensevelir toute la cité et d'assassiner des centaines d'Elfes. Mais, aujourd'hui, ils ne m'ont jamais paru aussi nécessaires et précieux. Je vois enfin le bien qu'ils renferment et tout ce que je pourrais accomplir avec eux... Malheureusement, l'espoir ne suffit pas. Si je tombe à nouveau entre les mains des Huit, je deviendrai le bras de leur terreur, et cela je le refuse. 

Dame AerynOù les histoires vivent. Découvrez maintenant