La magie des miroirs

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Nous ne marchons pas longtemps avant qu'un incident ne se produise. 

Nous descendions une vaste pente, parsemée de rochers tranchants, de cailloux traîtres, de brume qui recouvrait tous nos pas ; les fronts en sueur, l'air chaud se heurtait à nos poumons, si bien que nous peinions à respirer correctement et tous réclamaient des pauses régulières, sauf peut-être l'Elfe, mais Orist n'en accordait aucune. Il se méfiait de la pestilence. Depuis un moment déjà, des relents putrides encombraient nos odorats, rappelant quelque peu le Marais Gris. 

La magie circule à flot dans cette région, et elle n'a rien de pur. 

Le magicien pressait le pas, se moquait pas mal des supplications d'une Veseryn à bout de souffle que je soulevais presque du sol à chaque pas pour qu'elle avance, il ignorait les gémissements à bout de nerfs du Nain et il coupait court dans son sillage autant qu'il le pouvait. De dos, au-devant de notre troupe, je ressentais dans la courbure crispée de ses épaules un désordre interne qui le faisait suffoquer. Même Duran finit par céder à la fatigue de ses jambes. Voilà bien six heures que nous nous hâtions dans ces dénivelés interminables. Le bébé ne se plaignait jamais. Il commençait tout juste à s'agiter dans les bras de sa porteuse, mais il ne s'agissait pas de faim ou d'un besoin de rechange. Non. Il était contaminé par l'angoisse du Mage libre, et la mienne car je redoutais que nous rencontrions une difficulté d'une minute à l'autre.

Duran, faiblissant, trébucha sur la pointe d'un rocher et pour se ressaisir, il commença à gesticuler les bras dans tous les sens, cherchant à retrouver son équilibre. L'Elfe arriva vite à ses côtés et le stabilisa. J'en vins au point glisser mes mains sous les épaules de la jeune fille. Ses jambes ne la portaient presque plus, a contrario de mes bras. Malgré mon endurance, j'ai passé des années en exil, mes quelques heures de promenade et de chasse par jour ne m'aident pas à tenir sur la durée. Je m'essoufflais. Puisque le Prince des Arbres d'Argent s'en tirait si bien, je songeais à lui transmettre le bébé, car Veseryn ne constituait pas une protection fiable pour lui.

Cependant, je n'ai pas eu le temps de leur livrer ma pensée. Dans l'empressement, nous entendîmes un puissant cri, suivi de près par l'écho d'un éboulement et les railleries des vautours au-dessus de nos têtes.

L'incident débute ici et ne s'arrête pas avant quelques pénibles épreuves. 

Nous nous tournons tous vers la provenance de ce cri, y compris Orist qui stoppe sa marche vive pour la première fois depuis des heures. Je compte rapidement nos compagnons. Nous en avons perdu un. Torebok. Je lâche Veseryn qui préfère s'agenouiller au sol plutôt que d'effectuer un pas sans une aide auprès d'elle. L'Elfe se précipite à l'endroit où le Nain crapahutait une seconde plus tôt. Bien que la brume nous empêche de voir ce qui se trouve sous les yeux de Laerran, nous comprenons tous. 

— Est-il sain et sauf ? s'écrie Orist, alarmé. Est-il vivant ? 

Comme s'il avait perçu ses questions d'en bas, Torebok s'exclame tout à coup :

— Pas d'inquiétude, camarades, tout va bien ! Le trou n'était pas profond. Et puis, j'ai l'habitude de tomber sous terre. 

Cette dernière phrase me parvient uniquement, parce que je me suis approchée. L'Elfe et moi, nous échangeons un regard entendu. Il faut le faire remonter. Trois de nos sacs transportent des cordes ; outre celui du Nain, je me tourne vers l'Homme et le Mage, et ils déduisent mon intention d'un coup d'œil. Seulement, ils ne peuvent m'en tendre une, car un second cri résonne sous nos pieds. 

— Que se passe-t-il ? s'égosille Orist.

L'Elfe agit d'abord sans poser de question. Il saute avec souplesse dans le vide. Dans le doute, je m'accroupis au bord de la crevasse en prenant garde à ne pas chuter malencontreusement. J'écoute. Des sons distants retentissent contre les parois rocheuses. Les vautours s'en amusent, ils tournoient dans les vents conflictuels avec frénésie. Brusquement, je reconnais sans mal les heurts de lame contre lame. 

Dame AerynOù les histoires vivent. Découvrez maintenant