Hommage aux disparus

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Après avoir ramassé nos armes, nous avons été envoyés de nouveau à la basse-cour, mais séparés. Les hommes ont rejoint le troisième régiment de l'infanterie des Remparts, tout au nord-est de la cité, et les femmes ont été invitées au Palais des Servantes, un nom noble mais qui fait référence à la petite demeure destinée aux domestiques du Seigneur Constantin. 

J'y accompagne donc Veseryn, mais n'entre pas tout de suite. Le soleil tombe enfin sur les remparts et j'ai l'impression d'avoir vécu dix mille vies depuis que j'ai quitté mes terres désolées. Une part de moi revendique ma solitude, mon atmosphère étouffante dans laquelle j'avais appris à respirer, ma jument et ses folles chevauchées entre les arbres, ma tranquillité et l'absence totale de responsabilité. Je ne combattais pas. Je ne soupçonnais pas. Sans questions constantes, sans le poids des conséquences. L'exil, si je l'ai choisi par nécessité à l'époque pour m'extirper de mes malheurs, cet exil-là me manque.

Mais une autre part de moi, la plus robuste, celle qui domine et reprend ses forces d'heure en heure, m'insuffle l'énergie et la détermination pour aller de l'avant. Inutile de s'interroger à présent. Deux pieds dans la guerre, je ne peux plus reculer. Et je n'en ai pas envie. Le temps défile et ce scélérat joue contre nous. Les Mages Fous ne tarderont pas à nous traquer, et peut-être le font-ils déjà. Nous ne devons pas rester au même endroit trop longtemps. Il nous faut bouger, fuir, loin au Sud et apporter la paix à ce monde une bonne fois pour toutes. 

Du moins, un monde paisible en apparence. Comme l'a relevé Orist, les Hommes recommenceront à se faire la guerre. D'un côté, les différents royaumes voudront récupérer leur indépendance et leur titre. Dans l'hypothèse où le Roi des rois, contrairement à son serment, déciderait d'en profiter et d'asseoir sa dominance, il se confronterait à un conflit général et toutes les terres mortelles seraient plongées dans une violence inutile. D'un autre côté, les plaines seraient ravagées par les batailles incessantes entre les Trois Royaumes.

Les Hommes ne connaîtront pas de paix. Ils sont nés pour faire la guerre. Ils baignent dans les entraînements militaires dès le plus jeune âge, l'on enseigne aux jeunes filles la confection des armures et ils les préparent à prendre en main une cité, quand les hommes s'en vont en campagne. 

Ils ne sont pas les seuls. Sans les Mages Fous, les Elfes se retrancheront dans leurs territoires et les vieilles rancunes seront exacerbées par la guerre passée. Les Hommes leur reprocheront la création de la Source et je n'en doute pas, ils réclameront réparation. De par leur bonté, ancrée dans leur illustre sang d'immortels, ils accepteront et se plieront aux volontés des autres peuples, j'en suis sûre, jusqu'à ce qu'ils en aient assez de payer une dette qui ne leur revient pas et qu'ils accusent en retour les Hommes d'avoir contaminé leur création. Et les Nains se retrouveront entre les deux, à prendre avantage de chaque situation, tout en se terrant sous leurs montagnes. 

Je vois l'avenir aussi clairement que je vois le passé et le présent. Il n'indique rien de paisible. Le cycle se renouvellera. C'est toujours un schéma identique. Les peuples se battent entre eux et se battent en interne aussi dans des guerres civiles insensées, puis un ennemi commun émerge, ils s'allient et remportent la victoire pour reprendre leurs conflits où ils les ont laissés. Des leçons en sont tirées, mais elles ne sont jamais retenues.

Tout à coup, un braillement me sort de mes réflexions. J'identifie aisément la voix criarde de Veseryn et me détourne de la place publique, devant le Palais des Servantes, où les passants me scrutaient d'yeux sceptiques, sûrement parce que je me tenais là, immobile, depuis plusieurs minutes. 

Ledit palais consiste en une ancienne étable rénovée et étendue, pouvant accueillir une trentaine de femmes au quotidien. Je me repère à l'écho de son cri et dépasse quelques domestiques qui me jettent toutes des regards acérés. Nous ne sommes pas les bienvenues, de toute évidence. L'une d'elles traverse un couloir à côté de moi et je ne réagis pas vraiment. Il me faut une ou deux secondes pour me rendre compte qu'elle porte l'héritier.

Dame AerynOù les histoires vivent. Découvrez maintenant