— Vas-y, on prend où les billets ?
Ouf. Il n'avait pas relevé.
— Sérieux ?
Il rit tout en secouant la tête.
— Beh, non, teh !
— Moi, je suis très sérieux.
Mon ton fut convainquant à bien des égards puisqu'il fit les gros yeux tout en secouant de nouveau la tête.
— Mes parents voudront jamais que je parte seul.
— T'es pas obligé de leur dire !
Cette fois-ci, ses yeux semblèrent s'échapper de leur orbite.
— N'importe quoi ! rétorqua-t-il avec véhémence. Mec, tu sais bien que ce serait complètement inconscient. Tu ne connais pas mes parents.
— Pourquoi, ils sont stricts ?
Ce serait effectivement une énormité mais ce n'était pas l'envie qui me manquait. Ce désir furieux de quitter la bulle grise constituait même l'un des sujets principaux de mes rêveries du soir ces derniers temps, après celui de la villa en Floride.
M'imaginer fuir sans prévenir quiconque, avec comme seul bagage un sac à dos et arpenter les plus beaux paysages que la Terre puisse nous offrir. Cependant, je n'avais jamais songé à partir indéfiniment. Juste le temps que Maman se morde les doigts de m'avoir disputé pour un lave-vaisselle non vidé, et parce qu'à force, la Play me manquerait et que j'aurais épuisé ma réserve de cannabis.
Ce fantasme s'était pourtant légèrement effrité depuis la venue d'Ezra. Tout me semblait davantage supportable en sa présence, comme si je n'avais plus à me demander pourquoi le hasard avait voulu que je naisse ici.
— Euh... Te connaissant, à tes yeux, ils le sont, répondit-il.
— Ouais, comme ma mère, quoi. Elle est tellement relou. Elle s'inquiète pour un rien.
— C'est normal, non ?
— Ben, si on veut pas s'inquiéter, la première étape c'est de pas faire d'enfant. C'est ça le truc, ils font des enfants alors que personne leur oblige et après ils s'inquiètent pour nous, et en plus, ils veulent qu'on les aide à vider leur lave-vaisselle. J'ai pas demandé à être sur Terre, moi.
Il gloussa.
— Tu dis des choses très bizarres, parfois, lâcha-t-il enfin, toujours secoué par son rire.
— Ah bon ?
— Eh beh oui, c'est naturel de vouloir des enfants.
J'étais pourtant persuadé que mes propos n'avaient rien d'étrange. C'était plutôt sa dernière remarque qui l'était ! Pourquoi cela serait-il naturel, comme si nous n'étions pas dotés de capacités de réflexion ? À mes yeux, l'humain ne détenait plus aucun comportement instinctuel, chacun de nos actes étaient, de fait, réfléchis, et à l'évidence, influencés par les attentes de la société. Et, objectivement, je ne voyais aucun argument favorable à faire naître un humain de plus sur cette Terre bien amochée.
Nous quittâmes les lieux et je lui proposai d'aller faire un peu les magasins, ce qui signifiait rester derrière les vitrines. La pluie avait cessé, mais le froid, lui, persistait et de la vapeur sortait de notre bouche à chaque expiration. Alors, je cherchai péniblement mon paquet de cigarettes pour espérer me réchauffer de l'intérieur tout en remarquant qu'il me scrutait attentivement, à en constater son regard appuyé sur mes faits et gestes.
J'ai bien compris que tu n'aimais pas ça. Pas la peine d'en faire des caisses avec ton regard accusateur.
La cigarette à peine glissée entre mes lèvres, je n'eus pas le temps de l'allumer qu'il l'attrapa subitement et la mit dans sa bouche, mimant de fumer avec la vapeur d'eau provoquée par le froid et me la rendit aussitôt.
— Gamin, soufflai-je, un sourire en coin.
Nous marchâmes jusqu'aux coups de dix-neuf heures. Au moment de nous quitter, je ne pus me retenir plus longtemps.
— Dis-moi... Euh... J'aimerais bien aller chez toi, un jour, m'entendis-je lâcher.
Il fronça les sourcils, ce qui ne fit qu'amplifier mon profond regret d'avoir déclaré une pareille chose.
— Oui, bien sûr, avec plaisir.
En arrivant dans ma chambre, il me manquait déjà. Les moments avec lui passaient toujours à une vitesse folle. J'hésitai à lui envoyer un message, afin de lui proposer de se voir cette fin de semaine, mais je me souvins du retour d'Ivanie et de l'anniversaire auquel nous devions nous rendre.
Grimaçant à l'idée qu'une soirée à laquelle je n'avais pas la moindre envie d'assister m'attendait, je m'assis sur mon lit et contemplai ma chambre vide qui aurait été plongée dans un silence absolu sans les voix lointaines de maman et Céleste provenant de la cuisine. Après avoir balayé le plafond et les murs, mes yeux se posèrent sur mon bureau désordonné pour finir leur course sur ma chaise.
Vide.
En un instant, je le voyais de nouveau, assis exactement à cet endroit. La luminosité pourpre sur son visage, sa posture, sa concentration, les tapotements empressés de ses doigts sur les touches de la calculette, les grattements de son stylo sur le papier... Je regrettais, là, de n'avoir aucun talent de dessinateur. À défaut, je me levai de mon lit et attrapai un petit répertoire rouge et vide de numéros, abandonné depuis des années au fond du tiroir de mon bureau.
J'attends de moi-même de poser des mots clairs sur mes sentiments. Faut-il pour cela que je comprenne ce que je vis. Je ne le comprends pas. Pas pour le moment. Je vais donc décrire ce qu'est censé être ma situation actuelle : j'ai une petite amie, depuis plus d'un an, que j'aime. Des amis, dont un que j'apprécie différemment.
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Ezra et Gabriel - TOME 1 (BxB)
Teen FictionGabriel a tout pour être heureux : il est populaire, a un fidèle groupe d'amis, sans oublier sa petite amie Ivanie. Pourtant, ce bonheur manifeste, ce garçon de seize ans peine à l'atteindre : il déteste la ville où il habite et se rendre au lycée e...