Chapitre 34

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     Notre visite n'avait duré qu'une heure et quart.

     J'avais la gorge nouée. Cependant, je peinais à qualifier l'émotion rattachée à cet inconfort pendant que nous attendions Maman, assis au bord de la route.

     Elle s'était énervée au téléphone, lorsque je l'avais appelée pour lui signaler que la fête d'anniversaire était finie (ainsi l'avais-je supposé, après que Papa s'était installé devant la télé, une nouvelle bouteille de Coca à la main) et qu'elle pouvait venir nous récupérer.

     Hélas, sa colère ne s'atténua pas durant le trajet du retour.

— Vous pourriez faire un effort, vous le voyez si peu souvent, s'indigna-t-elle alors qu'elle conduisait nerveusement. Même pas deux heures ! Autant ne pas le voir du tout, j'ai envie de dire.

     Voilà que je ne ressentais rien. Ni de colère, ni de rage, ni de tristesse, ni de culpabilité. Juste de la lassitude. Aussi valait-il mieux de nouveau compter dans ma tête, et comme ça, si j'arrivais jusqu'à cinq cents avant notre arrivée à la maison, je dormirais chez Ezra le week-end suivant.

    Un, deux, trois...

     Elle pila d'un coup en voyant au dernier moment un feu rouge.

— J'hallucine quand même, il vous a trois fois par an à tout casser et il n'est même pas capable de vous retenir longtemps. Ce n'est pas la mer à boire, un après-midi, si ?

     Trente-huit, trente-neuf, quarante...

     Elle accéléra au vert.

— Alors que je vous ai quasiment trois cent soixante-cinq jours par an, lui, pour un après-midi, il n'est pas fichu de vous amener quelque part. Je ne sais pas moi, il y a des musées, des restaurants ! Non, il préfère vous accueillir dans son appartement miteux et désordonné. Je parie que j'ai bien fait de vous dire d'apporter un gâteau, non ? Je suis sûre qu'il n'avait même pas prévu de gâteau. Encore quelque chose à mes frais ! Même quand il s'agit de sa pomme, c'est à mes frais ! Qu'est-ce qu'il comptait faire, du coup ? Vous regarder dans le blanc des yeux ?

      Soudain, des sanglots éclatèrent derrière moi. Je me retournai et vis sans surprise Céleste en larmes.

     Je me détachai et me faufilai à travers les sièges de devant afin de m'assoir à côté d'elle, sous les protestations de Maman.

— Attends que je sois à l'arrêt pour faire ça, ça peut être dangereux, grommela-t-elle. Cécé, ma chérie, qu'est-ce qu'il y a ?

     Elle se retourna vers nous et tenta d'atteindre le genou de Céleste pour lui faire une caresse.

     Cent-cinquante-quatre, cent-cinquante-cinq, cent-cinquante-six...

     Elle finit par se taire, pour notre grand soulagement, et les rues que nous empruntions étaient de plus en plus familières, témoignant de notre arrivée imminente.

     Trois-cent-dix-huit, trois-cent-dix-neuf, trois-cent-vingt...

     La voiture se gara au parking du sous-sol, et malgré trois tentatives de créneau laborieuses, je n'étais pas arrivé au bout de mon décompte. Alors, tandis que j'accompagnai Céleste jusqu'à sa chambre, je tentai de me rassurer, si ce n'était pas ce week-end, ce serait le prochain.

— Pourquoi est-ce que tu pleures ? la questionnai-je.

     Sans doute n'aimait-elle pas, elle non plus, que notre mère critique les actes de Papa. Cela étant, il y avait dans son discours – sans nier sa rudesse – une part de vérité. Au fond, j'avais été déçu, moi aussi, que l'anniversaire soit si court, mais à défaut, je ne le blâmais pas. Elle ignorait ce que cela faisait d'être séparé de ses enfants, de vivre totalement seul au point de s'entendre penser et de travailler à l'usine de quatre heures du matin à midi. À ce propos, moi non plus, je n'étais pas censé le savoir. Pourquoi donc arrivais-je si bien à comprendre ce que traversait Papa ?

— Tu pourrais regarder Netflix pour te changer les idées, lui proposai-je en lui apportant la tablette, il y a un film que tu aimerais voir ?

     Elle secoua la tête tout en enfonçant son visage dans l'oreiller.

— Mais pourquoi tu pleures, Cécé ?

     Guère surpris de me heurter à son silence, et refusant de l'importuner davantage, je jugeai qu'il était temps de me réfugier sous la douche. Il ne fallut pas plus de quelques minutes pour que mon pouls s'accélère à la simple rétrospection mentale de la journée, sans que je puisse identifier la raison précise de cette rage soudaine. La logique aurait voulu que ce soit le discours de ma mère qui avait ainsi gâché ce qui devait être une bonne journée, mais étrangement, la chose ne se présenta pas aussi distinctement dans ma tête. De fait, et pour ne pas changer, je ne comprenais pas ce qui m'énervait, tant chaque détail s'avérait être autant un motif plausible qu'un élément insignifiant. En revanche, je savais que je haïssais ma vie à cet instant même. Cette conclusion était d'autant plus regrettable que cela faisait un bon moment que je ne l'avais pas haï, à l'exception peut-être du démêlé avec Mme Silvestre.

     Il n'y avait donc aucun répit ? Ni à l'école, ni à la maison ; chacun de ces lieux voulait à tout prix entretenir la rage qui engluait mes nerfs. J'avais la sensation de me maintenir à la surface de cette eau vaseuse qu'était ma vie uniquement grâce aux quelques personnes que je comptais sur les doigts des deux mains.

     Parmi elles, lui.

     C'était par ailleurs en sa compagnie que je me projetai face à la mer, sur une vaste plage de sable blanc. C'était tout ce dont j'avais besoin.

     Pas de villa. Pas de piscine creusée. Pas de terrasses.

     Seulement un espace sans limites. De sorte que nous puissions courir vers l'horizon ou nager vers le large, au besoin.

Fuir... Fuir... Fuir...

« Pars trois jours... »

Ezra et Gabriel - TOME 1 (BxB)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant