Chapitre 55

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     Refuser de m'adonner à mes rêveries habituelles afin de savourer l'instant fut à double tranchant. Parce que, voilà, il y avait Ezra à mes côtés qui me berçait avec son souffle, ma main toujours contre lui (que je refusais de libérer, bien que ses doigts aient desserré leur étreinte depuis) et il s'agissait là d'une de ces choses dont je ne me lasserais jamais. Mais, cette décision m'avait précipité dans la fosse aux pensées du soir.

     De fait, je regrettais de ne pas lui avoir posé davantage de questions pourtant évidentes : qu'allait-il advenir de nous une fois projetés dans la morosité de notre quotidien ? Cette routine qui enveloppait le lycée et tous les éléments déplaisants qui en découlaient. À peine née, notre relation était déjà si fragile, si vulnérable. Il semblait y avoir tant d'éléments menaçants sans que je puisse, là maintenant, déterminer si cette pensée se voulait bel et bien rationnelle ou s'il fallait que je pense encore au pire, à l'instar de mon scénario construit quelques minutes plus tôt. (Le crash éventuel de l'avion de Maman et Céleste.)

     Il est trop tôt pour penser à ça, me rétorquerait la première personne auprès de qui je m'en inquiéterais.

      Et, par extension, je me rassurai moi-même.

     Il est trop tôt pour penser à ça.

     Oui.

     Trop tôt.

     À ce stade, j'étais censé expérimenter une lune de miel interne. Être sur un petit nuage, ne pas penser au lendemain, vivre l'instant présent et le sentir vibrer sur ma peau, le sentir battre en moi. Mais, il aurait seulement fallu que cela soit dans mes habitudes, ne serait-ce qu'une seule fois, de faire preuve de spontanéité. De me dire : « Voici ce que t'offre la vie pour cette journée, savoure là donc, et pour demain, tu verras bien. »

    Non, il fallait que je me projette sans cesse dans l'avenir, de tenter de le discerner. Mon cerveau se complaisait à imaginer toutes les combinaisons possibles, et si par malheur l'une d'elles s'avérait trop favorable à mes désirs les plus optimistes, elle se trouvait chassée par une conjoncture plus sombre. Quoi de plus logique, finalement ? Il n'y avait pas de place à la déception si le pire était toujours envisagé.

     Mais, je n'allais pas le faire. Je n'allais pas le tirer du sommeil une énième fois. Il n'avait pas à subir mes insomnies, mes ruminations nocturnes incessantes.

    Alors, ma main glissa doucement d'entre ses doigts et aussitôt elle fut dégagée, je m'extirpai de la couette. Je n'avais, hélas, pas pris garde à mon téléphone qui tomba dans un fracas assourdissant, et ce que je craignis ne manqua pas : Ezra se mit à bouger.

     Lorsque je me précipitai hors de la chambre, je regrettai plus que jamais d'avoir refusé à Victor les quelques grammes de cannabis qui m'auraient été bien utiles. À défaut, j'allumai une cigarette à la fenêtre du salon, laissant pénétrer en son sein la rudesse de l'hiver et les bruits de la ville tels que les cris au loin, les sirènes, les claquements de portières des voitures.

     Était-ce donc cet endroit le coupable ? Le lieu avait-il à ce point un impact sur notre état d'esprit ? Au point de songer, là, tout de suite, que cette personne n'avait rien à faire là, dans cet environnement hostile. Ezra était bien trop précieux. Ezra méritait un monde qui saurait l'aimer, où il n'aurait pas à craindre d'exprimer son identité religieuse et son identité sexuelle.

     En ce qui me concernait, j'éprouvais cet étrange sentiment d'être passé d'une position à une autre. Avant, il n'y avait pas de raison que des personnes me haïssent ou me veulent du mal pour une autre raison que mes actions. De la même façon, je pouvais regarder Victor dans les yeux sans me demander jusqu'à quel point il me considérait comme un frère. J'ignorais que cela était en fait... un confort absolu. Voire... Un privilège.

Ezra et Gabriel - TOME 1 (BxB)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant