1] Échec

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Ca prend peut-être du temps, mais ça ne veut pas dire que ça ne va pas marcher.

Échec.

Voilà comment me décrivait mon père. Pas « fils », pas « héritier », pas même « garçon ». Juste un mot sec, froid, tranchant. Un jugement balancé comme un crachat en pleine figure.

« Pourquoi tu n'es pas comme Hayden ?? »

Cette phrase, je l'ai entendue tellement de fois qu'elle résonne dans ma tête comme un refrain détesté, une rengaine que je ne peux pas faire taire.

Pourquoi je n'étais pas comme Hayden ?

Parce que je ne suis pas Hayden Davies.
Je ne le suis pas, et je ne le serai jamais.

Je suis Jayden Davies, le deuxième fils d'Angelo Alain Davies, et désormais le nouveau patron de ce putain de trafic. Je suis le successeur, même s'ils n'en ont jamais voulu comme ça.

C'est toujours censé être le plus âgé, le fils aîné, l'exemple parfait. Et Hayden était cet homme. Il avait 27 ans, il était prêt. Il avait tout. L'intelligence, le calme, la prestance, la loyauté.

Mais il a abandonné. Il a foutu la famille en l'air en claquant la porte.

Il a préféré sa petite vie de rêve: voyages, vivre, être libre à tout ce que notre père avait construit.

Et moi, Jayden, son cadet de deux ans, je me suis retrouvé au sommet d'un empire que je n'ai jamais demandé, mais que je refuse de laisser tomber.

Mon père me voit comme un échec, et ça, ce n'est pas nouveau.

« Tu n'es qu'un échec pour cette famille. »
« Tu n'aurais pas dû naître. »

Voilà ce que j'entendais tous les jours. Des insultes. Des coups parfois. Et un silence de glace le reste du temps. Il ne m'a jamais aimé. Il ne m'a jamais regardé autrement que comme un fardeau, une déception vivante.

Et pourtant, aujourd'hui, c'est moi qui tiens les rênes.

Hayden a fui.
Moi, je suis resté.

J'ai eu 25 ans la semaine dernière. Pas de gâteau. Pas de fête. Pas de cadeaux. Juste Alec, mon oncle, qui a débarqué avec ses foutus dossiers et une série de photos de jeunes femmes qu'il voulait me faire épouser.

Un véritable catalogue humain. Comme si on choisissait une voiture ou un meuble.

« Elle est de bonne famille. »
« Elle est vierge. »
« Elle est cultivée. »
« Elle est belle. »

Voilà ce qu'il me disait.

Mais moi, je n'en veux pas.

Je ne veux ni copine, ni femme. Je ne veux pas de bras à tenir. Je veux le pouvoir, c'est tout. Et pour l'avoir, je dois accepter ce mariage.

Alors Alec a choisi pour moi. Une certaine Valentina Garcia. Vingt ans. Inconnue au bataillon. J'ai vu trois photos d'elle, elle est belle, c'est vrai. Le genre de beauté qui attire les regards. Douce. Classe. Élégante. Trop parfaite, presque irréelle. Mais elle ne me connaît pas. Et malgré ça, elle a accepté.

Elle a dit oui.
Sans même savoir qui j'étais.
Sans poser de questions.

Elle aurait pu refuser. Elle aurait pu dire non. Mais non. Elle a accepté. Et moi, j'ai perdu mes derniers instants de paix.

Le mariage est dans deux semaines. Et bien sûr, tous les pourris de la famille seront là. L'occasion rêvée pour exposer une façade, jouer un rôle, faire croire que tout est parfait.

Et le pire ? C'est que je vais devoir dîner avec elle samedi prochain.
Une idée d'Alec, encore.
« Pour apprendre à se connaître. »

Tu parles.

Ce matin, je suis arrivé à huit heures dans mon bureau. J'ai passé la journée à vérifier chaque livraison avec un assistant dont je ne retiens même pas le prénom. Ce type parle trop. Il me raconte sa vie, ses problèmes, ses rêves. Moi, je pense à elle.

À Valentina.

Pas parce qu'elle m'obsède. Non.
Parce qu'elle m'énerve.
Parce qu'elle va devenir un problème. Et je déteste les problèmes.

- Patron, votre oncle est devant la porte. Il souhaite vous voir. Je le laisse entrer ?

La voix du garde me ramène à la réalité.
J'hésite. J'ai envie de lui dire non. De lui faire comprendre que je suis occupé. Mais je sais que ça ne servirait à rien.

Je fais signe d'ouvrir.

Et voilà Alec, mon oncle, qui entre dans mon bureau comme s'il était chez lui. Flanqué de deux de ses hommes. Il porte ce sourire satisfait que je déteste tant.

- Mon cher neveu, dit-il. Il faut qu'on parle.

Je le fixe sans répondre. Je sens déjà la migraine arriver.

- Tu verras ta femme plus tôt que prévu. Dans deux jours. Et ton mariage est décalé à dans six jours. Les invitations sont envoyées. N'est-ce pas une bonne nouvelle, Jayden ?

Il parle d'elle comme si elle m'appartenait déjà. Comme si elle était un meuble de plus dans ma maison.

Je serre les dents.

- Je m'en fous, Alec. Démerde-toi. Mais elle est d'accord, oui ou non ? Parce qu'il n'est pas question que j'en épouse une qui n'a pas dit oui de son plein gré.

C'est la seule chose que j'ai exigée. Qu'elle soit consentante. Je ne veux pas d'une fille forcée, d'une pleurnicheuse qui passe ses nuits à appeler sa mère.

- Elle est d'accord. Elle accepte avec joie. C'est un honneur pour elle, me répond-il. Tu sais que vous devriez avoir des enfants donc je t'ai choisi une femme belle et plutôt pas mal pour baiser.

Je le fixe sans ciller.

Les femmes, pour lui, sont des trophées. Des corps. Des ventres à remplir. Mon père pensait pareil. Sauf qu'Alec, au moins, il n'a jamais levé la main sur Alice, sa femme.
Il l'aimait, d'une manière bizarre, mais il l'aimait.

Mon père, lui... il a tué ma mère.
Il l'a battue, humiliée, détruite, jusqu'à ce qu'un jour, elle ne se relève pas.

Ma mère... c'était une reine.

Douce, belle, intelligente. Elle m'appelait « petit cœur », même quand j'étais en colère, même quand je criais. Elle disait que je lui ressemblais. Que j'étais son fils, pas celui de ce monstre.

Elle aimait mon père. Elle croyait en lui. Elle voyait un bon côté que moi je n'ai jamais vu.

- Je la baiserai quand j'en aurai envie. Et si j'ai envie de divorcer, j'en aurai le droit. À mes 33 ans, selon le règlement. Si elle veut divorcer aussi, elle le pourra.

Je connais le règlement par cœur. Et je suis prêt à m'en servir.

- Devant la famille, tu fais semblant. Chez vous, c'est comme tu veux, me dit-il. Mais je parie que tu tomberas amoureux.

Je ris intérieurement.

L'amour ? Ce n'est pas pour moi. L'amour, c'est ce qui a détruit ma mère. C'est ce qui a fait fuir Hayden. C'est ce que mon père n'a jamais su offrir.

Et Alec croit que je vais tomber amoureux ?

Il rêve.

- Tu ne crois pas en l'amour parce que ton père était un connard avec ta mère, dit-il J'espère que tu seras un bon mari, toi, au moins.

Je ne réponds pas. Je le regarde quitter mon bureau, sûr de lui, comme toujours. Il pense tout contrôler. Il pense avoir gagné.

Mais moi...
Je suis prêt à la guerre.

Et toute la journée, malgré moi, son prénom hante mes pensées.

Valentina garcia .
On verra bien, ma belle...
Qui de nous deux gagnera.

365 joursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant