Chapitre 3

23 2 6
                                    

Ce matin, Victoria se croirait sur Tinder. Elle défile lentement le mail qu'elle a reçu de Madame H, lui renseignant la liste des élèves étrangers à tutorer. Tout est mentionné dans le mail : leur nom, prénom, âge, nationalité et en supplément, une photo. Certains d'entre eux sont plutôt pas mal, pense la jeune fille à moitié endormie.

Heidi passe derrière elle et s'arrête en chemin. Très vite, sa tête se penche au-dessus de l'épaule de sa petite sœur et elle scroll vers le bas pour prêter attention au profil précédent.

"Il est mignon celui-là, lance-t-elle en se redressant.

Victoria hausse les épaules et continue son expédition.
"Gaspard", c'est quoi ce nom péteux...
Finalement, elle verouille son téléphone et se concentre sur son bol de céréales, enfin elle essaye de se concentrer car avec tout le boucan que fait sa sœur lorsqu'elle décroche le téléphone pour parler avec son petit-ami, on ne s'entend même plus respirer.

Heidi ne reprend les cours qu'en novembre, alors elle ne retourne à New Haven que dans deux mois. Vic s'en réjouit, elle qui avait trouvé les trois semaines à Saint-Martin si plaisantes.

Leur relation se porte dans l'ensemble, assez bien. La tension s'anime lorsque l'un des deux parents est dans les parages, comme s'il leur était vital de comparer les deux sœurs.

Vic lève la tête vers sa sœur, assise sur le sofa, dos à elle et face à la télévision. Le haut de son crâne dépasse du canapé et s'agite à mesure qu'elle explique à son copain comment elle a persuadé le doyen de la fac de lui attribuer une nouvelle camarade de chambre. En effet, la précédente ronflait, ce qui dérangeait considérablement le sommeil de Heidi Sloan, la prodige de la famille.

Vic reçoit un nouveau mail de Madame H, qui lui rappelle qu'aujourd'hui est la date butoir pour communiquer l'élève qu'elle souhaite tutorer. Vic hésite encore. Elle n'hésite pas entre deux étudiants, non, elle hésite sur sa participation au programme de tutorat. Certes, ça pourrait créer une sacré valeur ajoutée à son dossier, mais après tout, est-ce que le sport ne serait pas une meilleure solution ? Elle secoue la tête, comme si ça permettait de lui remettre les idées en place et se lève dans un bond. Elle est en retard.

Elle salue brièvement sa sœur, qui ne lui répond que d'un geste de la main par dessus l'épaule, et prend la route vers l'université.


Arrivée devant le campus, Vic se retrouve bloquée par une ribambelle d'étudiants qui bouche l'accès au bâtiment principal. Ils sont ameutés devant le représentant officiel des élèves de l'école, qui crie dans un haut parleur. Contre son gré, Victoria est forcée d'écouter ce qu'il a à dire.

"Bienvenue à Irvine Valley College chers collègues internationaux ! Nous sommes tous trèès heureux de vous accueillir parmi nous dans cette bâtisse qui abrite les plus gros cerveaux de la côte Ouest..."

Victoria n'écoute plus rien à partir de ce moment-là, elle refuse d'avoir affaire à de tels mensonges. Les plus gros cerveaux de la côte Ouest ne sont sûrement pas ici, mais à six heures de route : Stanford. Elle tente de se frayer un chemin en usant des coudes et parvient à entrer dans l'immeuble. Les couloirs sont noirs de monde. L'école est habituellement bondée mais avec l'arrivée des étudiants en échange, les interclasses se transformeront en enfer. Vic n'y prête pas plus attention, déjà concentrée sur le cours de français qui l'attend pendant les deux prochaines heures. Quelle idée d'avoir choisi cette option. Elle ne peut que remercier sa sœur qui est persuadée que "le français est la clef de la réussite" si l'on veut entrer dans une grande université. L'ironie du sort, c'est qu'elle a pratiqué le chinois elle...

C'est le premier jour de cours pour Gaspard. Il a troqué ses jean baggy de skateur pour...Ah non, il les porte toujours, même sur un autre continent. "Débarque pas aux US avec ta dégaine de petit parisien casse-couilles" lui avait dit sa sœur. Merde, il a vraiment la dégaine d'un parisien qui s'arrache tous les week-ends en boîte. Sorry Adaline.

L'emblématique bus scolaire l'a déposé aux pieds du campus, qui lui rappelle vaguement les films de la saga High School Musical, référence absolue dans le répertoire filmographique de sa chère et tendre sœur. Ce qui attire d'emblée l'attention de Gaspard, c'est ce mec qui scande du charabia dans son haut-parleur dès le matin. Il faut avouer que l'anglais de Gaspard n'est pas digne d'un élève bilingue. Il arrive à déceler le sens d'une phrase, si celle-ci est prononcée très lentement et répétée au moins trois fois. Peut-être qu'il aurait du aller en Allemagne, quitte à ne pas comprendre la langue, autant rester proche de chez soi.

Il ne s'attarde pas plus longuement sur le discours qu'il considère limite communiste du garçon posté sur une statue, et avance vers l'intérieur du bâtiment. On lui a donné rendez-vous au premier étage, dans l'amphithéâtre, là où tous les nouveaux arrivants seront accueillis. Le seul bémol, c'est que cette foutue école n'a aucun plan mis à disposition. Comment est-il censé trouver son chemin ? En demandant à d'autres élèves ? Sûrement pas avec son niveau d'anglais pitoyable... La meilleure solution selon lui, c'est d'explorer l'école en ouvrant toutes les portes qui se trouvent sur son chemin. Ça va, il lui reste une bonne demi-heure avant le début de la réunion.

Avant cela, il souhaite quand même faire un saut aux toilettes, histoire de s'assurer qu'il n'a pas une tête trop dégueulasse pour son premier jour.

Il traverse le couloir principal et trouve un panneau indiquant les toilettes sur la gauche. Il suit la direction donnée et ouvre la porte de ce qui semble être le lieu recherché. Personne en vue, tiens, c'est étrange. Mais tant mieux, il a le temps de se contempler un peu dans la glace. A un moment, Gaspard entend des pas s'approcher de la porte et, sans réfléchir, il ouvre la première cabine qui se trouve face à lui.

"Ah ! Un garçon !" s'écrie la fille assise sur la cuvette de la cabine ouverte par Gaspard.

Dans un élan de précipitation, il ressort en lançant des "sorry, sorry" à tout va. En refermant la porte de la cabine, il percute une autre jeune fille aux cheveux roses qui tente de se sécher les mains. Une série de cris et de "sorry" se font entendre dans la pièce. Petit à petit, les portes des cabinets s'ouvrent sur des étudiantes, toutes stupéfaites de se retrouver face à un garçon dans leur sanctuaire. Putain mais combien de cabinets y-a-t'il dans cette pièce ?! se demande Gaspard. Très vite, les filles dégainent leur téléphone, la caméra braquée sur le français qui est maintenant encerclé par une dixaine d'américaines. Même dans ses plus gros fantasmes, il ne l'aurait pas espéré.

Gaspard hurle un "sorry" final et trouve enfin la force de quitter cette pièce maudite. En partant, il se retourne sur la porte qui abrite son pire cauchemar et remarque la lettre "W" incrustée en bois au centre de celle-ci. "W pour Woman, gros bêta..."

En échangeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant