Si cette soirée au New York Paradise parvient par je ne sais que miracle à m'extraire de mes préoccupations, la réalité ne tarde pas à me rattraper le lendemain matin, quand je me réveille dans un lit vide. En consultant mon téléphone, je découvre un nouveau message.
Sara : Salut, Juli. Toujours bon pour monter au Cerro de la Popa ? Ana est avec toi ?
Je m'assois dans mon lit en fixant mon écran. Bon sang, avec toutes ces histoires, j'avais complètement oublié que le traditionnel pèlerinage est aujourd'hui. C'est une coutume que partagent la majorité des cartageneros pour honorer la sainte patronne de notre ville et comme Sara y tient particulièrement, nous ne la manquons jamais.
Juli : Bien-sûr. Par contre, Ana n'est pas ici. Elle n'est pas à Color Caribe ?
Un coup d'oeil rapide vers l'horloge de mon téléphone m'indique qu'il est déjà presque dix heures. Comprenant de moi-même que nous n'allons pas tarder, je me douche rapidement et descends pour me préparer un café. Je suis en train de verser le breuvage chaud dans ma tasse, quand trois coups sont frappés à ma porte. Je m'empresse d'ouvrir et tombe sur Sara et Maria Carolina, tout de blanc vêtues.
— Je sais, je suis en retard... Je finis mon café et j'arrive ! déclaré-je en vidant d'une traite le contenu de ma tasse.
Contre toute attente, Sara secoue la tête.
— Ce n'est pas ça, Juli... C'est juste qu'on ne sait pas où est Ana.
— Comment ça ? Vous avez essayé de l'appeler ?
Maria Carolina me répond d'une voix anxieuse :
— Elle ne répond pas. Elle devait rejoindre Sara pour le pèlerinage ce matin, mais elle n'est pas revenue de son cours d'anglais hier à seize heures et, depuis, aucune nouvelle... On pensait qu'elle pourrait être avec toi si tu y allais aussi mais, visiblement, ce n'est pas le cas...
Perplexe, je triture l'une de mes mèches de cheveux en réfléchissant.
— C'est étrange. Peut-être qu'elle a décidé de changer de plan et que son téléphone n'a plus de batterie ? Ça m'arrive assez souvent, je sais à quel point ça peut être embêtant...
Maria Carolina croise les bras d'un air soucieux.
— Peut-être, oui...
— On peut essayer de se rendre au pied du Cerro de la Popa ? propose Sara. Peut-être qu'Ana y est allée avec Rafael. On devait aussi le retrouver là-bas, lui et le groupe prévoient de jouer.
— C'est vrai, si tous les cartageneros y sont, c'est sans doute là où on a plus de chances de la croiser... cédé-je en haussant les épaules.
Le regard que me lance Maria me laisse croire qu'elle n'est pas plus convaincue que moi, mais nous n'avons pas de meilleure piste pour le moment.
Pour nous rapprocher du lieu de pèlerinage, nous empruntons une navette. Le trajet se fait dans un silence mortuaire, jusqu'à arriver sur l'avenue Pedro de Heredia, une rue saturée de commerces, de bus, de voitures, de gens. Cette agitation me fatigue déjà mais je prends sur moi : je sais qu'en ce jour spécial, nous sommes nombreux à nous déplacer.
Nous suivons une perpendiculaire menant vers le sentier grimpant. La percée saisissante sur le couvent qui domine la ville, perché au cœur de la végétation, nous laisse un petit aperçu de ce qui nous attend. De nombreux marchands ont déjà installé leurs stands pour vendre toutes sortes d'en-cas censés nous donner de l'énergie, comme des fritos ou les traditionnelles cannes à sucre.
Ce n'est qu'une fois au niveau de la forêt que nous distinguons les silhouettes des musiciens du groupe du 11 novembre. Leurs instruments en main, ils semblent être en train de répéter en live à grand renfort d'éclats de rire et de tapes dans la main. Je regarde autour d'eux, mais n'aperçois pas Ana.
— Ah, vous voilà, les filles ! nous salue allègrement Sebastian. On s'entraîne pour l'avant-première à Valledupar et notre performance est sur le point de commencer, vous êtes pile à l'heure.
En croisant nos mines désappointées, son sourire s'atténue.
— Il se passe quelque chose ?
— Ana n'est pas ici ? l'interroge Sara.
— Non, elle n'est pas avec vous ?
Cette déclaration donne corps à la panique que nous refusions d'accepter jusqu'ici. La tournure que prennent les choses ne me plaît pas du tout. En triturant l'une de mes mèches, je ne peux pas m'empêcher de repenser à la terrible prédiction d'Eugenia. Quelqu'un est en danger. Et si elle avait raison ? Et si cette personne n'était pas moi... Mais Ana ?
Non, il ne faut pas que je m'emballe. Ce ne sont que les prédiction aléatoires d'une voyante, il est encore bien trop tôt pour tirer de telles conclusions.
— Non, elle n'est pas avec nous... répond Sara. Elle n'est pas rentrée à Color Caribe hier après-midi et nous n'avons pas de ses nouvelles. On devait pourtant se retrouver ce matin.
Rafael, alpagué par notre conversation, s'approche de notre petit groupe.
— Vous n'avez pas de nouvelles d'Ana ?
En nous voyant secouer la tête, l'accordéoniste réagit au quart de tour et tente de l'appeler une, deux, trois fois. Mais comme les nôtres, ses appels restent sans réponse.
— Mais enfin, qu'a-t-il pu lui arriver ? C'est bizarre...
— Les gars, vous venez ? Le cortège est en train de partir, il faut qu'on y aille !
Alpagués par Iván, les deux garçons se consultent du regard.
— Et s'il était arrivé quelque chose à Ana ? demande Rafael à Sebastián avec une pointe d'inquiétude dans la voix.
Le chanteur du groupe semblant tiraillé, je décide d'intervenir d'un ton assuré :
— Allez-y les gars, le public vous attend. On se charge de retrouver Ana, je suis certaine qu'elle va arriver un peu plus tard. Si on entend quoi que ce soit, on vous prévient, d'accord ?
Mes paroles font céder les deux musiciens, qui rejoignent le reste du groupe. Lorsqu'ils nous adressent un dernier regard inquiet, je tente de les rassurer en hochant la tête.
— Tu y crois, toi, Juli ? me demande Sara tout bas alors que nous entamons notre montée à l'arrière du cortège.
— Je n'en sais rien, mais j'ai envie d'y croire.
La montée est rude. Dans la musique des garçons qui accompagne le cortège, nous ne parlons pas. Pour la première fois, je reste concentrée tout du long et prie de toutes mes forces. Je continue de scruter la foule à la recherche de la tête brune de mon amie, mais sens mes espoirs s'effriter un peu à chaque nouveau pas. Quand nous arrivons en haut et qu'Ana n'est toujours pas avec nous, je me sens désemparée.
C'est à cet instant que je pénètre dans la chapelle où se trouve la statue de la Virgen de la Candelaria. Disposée au cœur d'une niche aux moulures d'or somptueuses, elle affiche un visage serein qui me laisse imaginer qu'elle veille sur nous. Je n'ai jamais été très spirituelle, mais à cet instant précis, j'ai envie de croire qu'une force supérieure peut encore faire quelque chose pour éviter ce qui plane au-dessus de nous comme de gros nuages noirs.
Faites qu'il ne lui soit rien arrivé, par pitié.
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Le parfum des ennuis
ChickLitJe n'ai jamais été du genre à me laisser dépasser par les évènements. Même lorsque ma mère débarque chez moi en m'annonçant que mon père l'a mise dehors, que je me retrouve sans un sou et contrainte de mettre mes projets de carrière en pause pour tr...